Pascal Leclercq

Journal apocryphe

Saison sept

2020

4.12

T’as tenté d’écosser les flageolets en traître, pour mieux les fricasser en douce avant de les déguster en catimini, puis tu t’es mis en tête d’aller à la rencontre des bêtes et des fleurs, dans la pénombre des sous-bois ou la tiédeur des prés – c’est oublier combien tu ne ressembles à rien lâché dans la nature, ton organisme ouvert à des vents qui l’étourdissent et l’assèchent. Alors t’as sauté dans le premier wagon branlant pour la banlieue, et à peine sorti, t’as recommencé à courir les troquets, comme un homme en quête de mauvaise aventure, rongé par l’envie d’être un autre, mais décidé à glisser lentement sur sa pente savonneuse – et tu n’as récolté que scories de toi-même.

 

6.12

Dans une chambre capitonnée, en compagnie de trois couples qui n’aiment rien tant que partager leur intimité, – je me sens de suite dépassé et me replie sur moi-même, dans un coin. Prenant mon courage à deux mains, je ramasse mon corps et m’enfuis, mais à peine dehors, un gars de la partie me rejoint, en jurant ses grands dieux que non, ça ne se passera pas comme ça, – et je comprends qu’il ne plaisante pas lorsque je me retrouve enfermé, dans une cave, pieds et poings liés, à attendre mon sort, probablement aux mains de ces trois mafieux pantalons sur les chevilles qui répètent que non, vraiment, ça ne se passera pas comme ça.

 

10.12

Bientôt plus un poireau, bientôt plus une grive, et bientôt plus une idée à mettre sur les choses – plus un filet de sens, que des bribes qui glissent d’une lèvre à une autre, sans qu’on puisse arrêter la chute, même par une simple moue. Peut-être est-ce que je ne sais pas m’y prendre : je n’ai pas la mainmise sur les mots, je fais juste ce que je peux pour ne pas avoir l’air idiot, – tenter de mettre ces escrocs dans ma poche sans qu’ils n’en ressortent aussitôt.

 

12.12

J’enfile trois tomates fraiches sur un bâton de romarin, puis je m’enfonce dans la lande, à la recherche des saillies de la sarriette et des poussées désordonnées du thym, des revendications du basilic, qui prétend ériger la discrétion en principe de vie – idéal balayé d’un revers de son propre parfum.

 

17.12

C’est tout un paysage, ces fesses aimées, offertes sur la nappe, ce long dos, ces épaules dorées, et la fine peau de la nuque, que des cheveux relevés d’une science inexacte, – mais troublante –, laissent apparaître. J’enduis le tout de crème fouettée, et ma langue entreprend de déneiger les creux, de dégager les lignes, prête à subtiliser un peu de chair au passage et de soie s’il le faut.

 

18.12

Je fuis pour éviter d’avoir à rendre des comptes à l’homme que j’ai été, – je tomberai j’espère sur quelque mère maquerelle, enthousiaste à l’idée de stipendier mes forfaits. Je me soumettrai à cette femme en bonnet et cravate, dussè-je m’afficher en compagnie de porcs infâmes, et sous ses ordres, je tirerai les marrons brûlants du feu pour les déposer sur le dos délicat d’une étrangère étrangement muette, étrangement sensible à la douleur et à son étrange poème.

 

19.12

Techniquement, je suis un salaud. Incapable d’empathie envers mes semblables. Mes enfants le savent, qui ne manquent jamais de répondre à mes baisers, par peur du tranchant de ma paume. De même sont-ils terrorisés à l’idée de me voir trébucher. Combien d’années leur reste-t-il à me perdre lentement, à m’aimer plus que tout et à me détester ?

 

19.12

Le jour se lève et pour la première fois dans notre chef, l’idée que la descente est amorcée, et que l’un après l’autre, nous allons tous passer par ce foutu boyau.

 

20.12

L’invitation reçue à la naissance se précise, prend de l’importance au fur et à mesure des années qui s’entassent. Hier encore, masse indistincte et sombre, aujourd’hui ses contours se sont affirmés, certains détails sont apparus, plus ou moins signifiants. Cela fait-il moins peur ? Non, mais on s’habitue à cette présence permanente, qui encourage à vivre intensément le jour pour mieux profiter de la nuit.

 

22.12

Je lis : « Abandonné » sur une pancarte qu’on réserve sans doute à mon atelier. Je sors en rue m’époumoner, hurler que ce n’est pas vrai, que le lieu est encore et toujours occupé, mais d’une part je suis seul, cruellement, d’autre part nul ne sait qui je suis. Je réalise que c’en est fini de ma vie passée, et que je resterai bientôt seul à me tourner autour, sans jamais trouver mon sens giratoire, – c’est ce satellite sans planète de référence, que je suis désormais.

 

23.12

Je coupe en deux la bête, espérant me repaître de ses membres inférieurs, mais ceux-ci se mettent à courir comme dotés d’une autonomie propre, – puis me rattrapent et, je ne sais trop comment, me maîtrisent. Je me retrouve  debout contre un mur, cul nu, le sexe tendu à craquer du batracien entreprend de me pénétrer. Dans le coin droit de la pièce, le buste et la tête n’en perdent pas une miette, et me voici ahanant tel un hongre, offert au regard lascif de mon entreprenante moitié.

 

24.12

Tu enlèves tes lunettes, tu t’assieds sur mon torse, tu y imprimes des lettres par simple pression des doigts, tu recules, tu relis à voix basse. Tu recules encore, tes joues sont deux papillons blancs, vasques d’un sang qui n’aura fait qu’un tour avant de s’en aller ; tu remets tes lunettes, désormais, tu te garderas de les retirer : derrière les verres, orage orange, bientôt rouge. Tu mimes un plaidoyer pour ma future absence, histoire de ne pas t’emmerder avec des discours.

 

25.12

Le ciel s’est couché tôt et c’est tant mieux, car mes yeux ont besoin d’obscurité, – je n’aurai pas le loisir de dormir dans les deux prochains jours, qui se présentent comme des monstres de métal et de bruit. Mes réserves de sommeil suffiront-elles ? Mon intention est de marcher à l’aveugle dans un champ de coquilles, la pluie grasse prendra soin de mes plantes de pieds, de mes chevilles, mon corps abandonnera ce que le ciel lui rendra par d’autres côtés – ils organiseront de concert ma survie.

 

26.12

Tout ce qui se produit en elle se sait, et ce malgré le fait – ou peut-être en est-ce la raison – que je suis enfermé dedans. Pas de clé, ce n’est pas nécessaire, il suffit de laisser planer sur la chambre la présence d’un mari, décédé il est vrai, mais ce n’est qu’un détail, car il est présent dans chaque geste de la jeune femme en déshabillé bleu qui en cherche à tâtons l’entrée. Et la voilà qui renifle assidument les frusques de la penderie dans laquelle je vis retiré.

 

27.12

Quand on parvient à ce point, que tous les postes à responsabilité sont occupés par des personnes toxiques, qui au lieu d’opérer les changements à mettre en œuvre pour la survie de l’espèce humaine, favorisent au contraire la perpétuation d’un système autodestructeur, l’espoir est mince de ne pas terminer son existence dans une flambée de violence.

(Politiques toxiques, médias toxiques, sports devenus toxiques, modes de production toxiques, système de reproduction sociale toxique, canaux de communication toxiques, transports toxiques, rapports sociaux on ne peut plus toxiques, arts ne présentant plus d’eux que la face toxique, et de plus en plus de personnes qui se resserrent sur les cercles toxiques de leur existence – et ce tout en espérant survivre à cette époque toxique.)

 

1.1

Je ne suis pas surpris de comment tu t’enivres, de comment tu t’endettes, de comment tu t’étales, dans ton cerveau comme dans la presse, livres de compte sur les genoux, enfilant chiffre après chiffre dans le silo des colonnes – comme si demain tout entier en dépendait. Je ne suis pas surpris de comment tu te nommes en public, de combien tu es grossier en privé, de comment tu fermes d’autorité la porte derrière toi, comme si tu étais le dernier.

 

2.1

Parvenu à me faire un nom dans le monde fermé de la pâte à pizza, j’exécute en sortant de l’entreprise un pas de côté, – une femme très belle déboîte et me dépasse, se tourne subtilement vers moi, clignant de l’aile afin que je  la suive. Les trottoirs, malgré leurs déclarations de neutralité, coopèrent avec la dame, le soir répand une odeur douce-amère et, en ce qui me concerne, j’ai faim de hareng, de frites et de bière.

 

4.1

Je dîne d’un vieux morceau de cheddar, de quelques biscuits secs et salés, de trois carrés de chocolat, m’interrogeant sur le sens d’une vie qu’à mon grand désespoir, j’ai l’impression de traîner dans un bar démesuré. Autour de moi, des visages croisés, recroisés depuis près de trente ans, absorbant la même pisseuse pils, se rendant les mêmes sourires, me reprochant toujours de la même façon mon incapacité à être celui qu’ils aimeraient que je sois.

 

5.1

J’éprouve une aversion de plus en plus marquée pour ce qui touche à l’organisation de la vie en société. Le spectacle de la nature humaine me rebute, étalé au grand jour dans les espaces d’expression des journaux et dans des émissions de télé qui singent la réalité, – chaque jour m’apporte ses raisons de ne plus rien espérer. Pourtant, je garde intacts au fond de moi des paysages empreints de mystique printanière, des marches qui font couler sur mes joues des larmes régénératrices, et une amitié indéfectible pour quelques représentants du monde végétal, que je ne fréquenterai jamais assez.

 

6.1

À compter de ce jour, rien de ce que je possède en poche ou en mémoire n’a de valeur réelle, tout au plus une valeur documentaire, – peut-être est-ce la seule véritable raison de ce stationnement sur terre.

 

7.1

Dans la brume que génère la mer, dans les embruns qui dévorent le corps, dans le sel qui s’accroche à la barbe et le gel qui rigidifie la moustache, – j’attends le tram côtier. Arrive un homme engoncé dans un ciré jaune, je lui crie « Hello, you’re Donald, aren’t you ? » Il me répond : « Seriously ? » Puis disparaît dans un bruit de moteur souffreteux.

 

9.1

À peine sorti du four, le pain fait un boucan incroyable, – on entend craquer la mie depuis la pièce attenante, et je reçois un coup de fil inquiet des voisins, qui me demandent si j’ai des démêlés avec un l’un ou l’autre riverain. Ce n’est que le pain, réponds-je, qui continue de craquer malgré mes injonctions, qui pousse de toutes ses forces vers l’extérieur. J’ignore quoi faire de cette matière en constante expansion, je n’ose m’assoupir – qu’en sera-t-il lorsque je m’éveillerai ? N’y aura-t-il pas quelque esprit malin et gourmand pour subtiliser la miche ?, – je me décide alors à manger ce bâtard.