Marie de Brugerolle, Agnès Thurnauer

AGNÈS THURNAUER : ANGES PAS SAGES

Dialogue

 

Marie de Brugerolle :

Chère Agnès,

Comme je te le disais à l’instant, voici des petites notules, qui sont autant des assertions que des réflexions à la suite de nos échanges. Ce sont des remarques croisées à partir des œuvres que tu donnes à voir, tes écrits, tes conférences, ce que je t’ai entendu lire et dire, et qui passe dans le travail, ta peinture traversée par l’écriture, tes portraits en creux et tes sculptures mobilières et mobiles.

Tout d’abord, ton NOM. J’aime bien connaître la signification des noms de familles car ils disent des histoires qui sont souvent ancrées dans des lieux, tout comme des titres. Tu évoques les PREDELLES à partir de la notion de livre de chevet. Souvent les prédelles sont illustrées par de « petites histoires » qui permettent de rentrer dans la « grande Histoire ». Un préambule, un pré-texte. Lisant THURNAUER je pensais à une page qui tourne ou au panneau signalétique « NO U TURN », qui est un U à l’envers, terminé par une flèche-une direction-barr-e. Une figure inversée. Pensant que le chemin de l’énigme de ton nom était barré du côté du nom du père, je m’en suis retournée du côté du prénom, puisque c’est la prédelle qui nous occupe. Pour être plus près d’ « elle », il m’a fallu revenir au pré-nom, à ce mot qui se trouve avant le nom.

AGNèS= ANGES.

ANGES, c’est presque SAGE , sans le N. Un sage sans la négation, un sage qui dirait OUI.

ANGES, c’est aussi ANGLES sans le L. Et comme les L sont parties près d’elle.

 

Agnès Thurnauer, Prédelle (While), 2019

 

Agnès Thurnauer :

Chère Marie,

A propos de prénom, s’adresser à Marie qui s’adresse à Anges, cela coule de source. Mieux : cela fait déjà Annonce. Nous voici parachutées en plein cœur d’un des textes les plus importants pour moi, celui de Daniel Arasse sur les Annonciations italiennes, celui où j’ai lu ce terme de « parcourabilité » de la peinture qui ne m’a plus quittée depuis, et cette notion de lecture de l’espace pictural où les mots ont un corps, une corporeité, donc une orientation dans l’espace, de face, de dos, tête en bas même parfois. Car le tableau est ce praticable qui nous permet toutes les orientations, tous les points de vue. Cette spatialité du langage impliquerait que le regardeur évolue en son sein.

 

Agnès Thurnauer, Prédelle (Translation), 2019

 

MdB :   A mon tour de rebondir sur ton écho. Peut-être qu’ici les Anges, pas Sages, sont bien en chair et font corps avec la lettre. Les lettres que nous échangeons et qui twistent par le souffle de la langue. Adin d’éviter les fausses pistes, mon « marie » s’anagramme « aimer » et c’est plus l’oxymore du « matérialisme mystique » qui me porte, mais dont je parle ailleurs. Pour notre propos et pot commun, « parourabilité » rime avec performabilité. Ce que l’ange annonce advient et fait corps. Moi ce qui m’interesse c’est ce qui fait acte de peinture, et comment ça va faire « arc » devant, autour et en latéral : la périphérie de la peinture, au-delà de la « pala ». Si on faisait un jeu de mot, « ce qui est pas là » et ce qui est là : le faux trou de la peinture, qui s’avance comme une lettre. C’est ce qui surgit et me sauta au nez avec tes BIOTOPES et dont je trouve l’autre face dans les Matrices.Ce qui arrive dans tes peintures, arrive autour d’elles aussi et déborde le cadre. En cela, plutôt que des praticables je parlerais aussi de partitions. Mais ne dit-on pas un « programme » pictural ?

 

Agnès Thurnauer, Matrices/Assises (From A to H)

 

AT :   Pourrions-nous considérer dès lors la spatialité de cet entretien ? L’une écrirait de gauche à droite, lisant les lettres dans leur sens de lecture, l’autre répondrait, comme dans les Annonciations, de droite à gauche, et l’écriture serait inversée, lue du « dos du texte », de son envers. Nos écritures seraient tournées l’une vers l’autre comme si elles se répondaient dans un espace tri-dimensionnel, se faisant face.

 

MdB :   Oui j’aime bien l’idée de spatialiser nos entretiens. Ceci dit comment percevoir le « dos du texte » sur un écran ? Pas mince affaire…Si le texte à a un dos, comme la peinture, nous voilà dans une problématique de géométrie dynamique. Ce serait à dérouler un anneau de Moebius. Dans ce cas, pourquoi ne pas simplement pour ce premier échange, mettre le texte et les images en réponse ? Cela conserverait un rythme et un aléa potentiel, et garderait l’aspect d’ouverture à ce premier « jet » ?

 

Cette figure de l’ange a disparu de tes prédelles, remplacées de grandes ELLES qui se déploient. Dans les représentations de l’Annonciation, notamment celle de Fra Angelico, ce qui est dit est inscrit en lettres d’or. Toi, tu écris des lettres sur les toiles des tableaux, puis tu peins autour. Mon doigt a glissé sur le clavier et j’ai d’abord écris « autrou ». Tu peins « au trou » ou autour du trou.

D’une part, la peinture autour du trou de la lettre sur les tableaux (des Migrants par exemple), la peinture est alors ce qui fait surface autour d’un texte. Mais aussi, les lettres sont en creux dans le moule des petites formes en plâtre, puis des assises en aluminium (musée de l’Orangerie) ou bronze (ton exposition chez Michel Rein, la commande publique…). Je pensais à ce qui se démoule, sortira du moule. TRAVERSER (qui est le titre de ton exposition) serait-il le verbe du processus de surgissement du souffle de la lettre dans le corps de la peinture ?

 

Agnès Thurnauer, Grande Prédelle (Rainbow Elbow), 2009

 

AT :  C’est vrai : je me souviens avoir souvent exprimé que c’est la pensée qui oxygène la matière, pour couper court à cette dichotomie conceptuel/sensible. Oui, donc, le souffle de la lettre dans la corps de la peinture, comme le souffle du langage dans nos corps traversés par ce sens qui s’élabore et s’énonce à chaque fois dans une nouvelle traversée /expérience.

 

MdB :   X et Y : ce sont deux faux trous dans le corps de l’assise, qui font lettres. ACTING OUT de lettres. Tu évoques les générations Y et générations X, le génome et la combinatoire transitionnelle XXY. C’est un code, nous sommes encodés. X, c’est aussi l’inconnue de l’équation, et le signe de multiplication.

 

AT :   Grâce à toi, je tombe sur ce paragraphe de Thierry Jean dans une revue du Cairn sur Lacan :

« Ce qui tient le corps, ce qui fait sa consistance, c’est le trouage, c’est le fait qu’il soit troué, indique Charles Melman. Comment l’entendre sinon parce que ce qui vient trouer le corps n’est autre que la subversion introduite par le langage en ce sens que la langue est constituée de signifiants qui ne renvoient à rien d’autre qu’à un autre signifiant ; autrement dit, toute demande ne rencontrera qu’un trou puisque plutôt que l’objet, elle rencontrera un signifiant qui viendra cerner cette béance et le simple fait de vouloir saisir un objet confrontera donc au trou creusé par le signifiant. » C’est vraiment ce qui constitue les Matrices, qui sont autant du côté de Barthes et du « scriptible », ce langage dans sa potentialité, que de Lacan et de ce trou, cet espace, creusé par le signifiant qui le borde.

 

MdB :  Revenons aux faux anges, pas sages : des anges pas sages, seraient-ce des anges sexués ? Et pour le coup, que cachent les trois paires d’ailes des séraphins ? Sous les ailes, les sexes cachés. XXY en creux dans l’assise nous renvoient à ce qui n’est pas là, ou qui semble ne pas être là, parce que c’est là, mais en creux : en « faux trou ». C’est la place de la lettre. Bien sûr, tout cela m’est venu en regardant tes peintures, qui vont par trois dans cette exposition (La traverser, galerie Michel Rein). Par deux et un vont les figures de Big-big et Bang-bang, 1996. J’ai pensé aux anges à partir de ces contours dessinant ces formes arrondies, soit de buste ; une tête, des épaules, ou encore de trou de serrure coupé à moitié. Deux demi-trous, un demi-trou dans la peinture : marquent-ils l’absence, in absentia, quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas là ou qui est en train de se retirer ? De se retirer ou de se dédoubler ? Car on ne sait pas si Big-big et Bang-bang viennent de se rencontrer, s’apprêtent à coïncider ou viennent juste de se multiplier après collision. Ce sont des figures en creux qui apparaissent par leur contours, comme les auréoles des saints. Chez toi les auréoles deviennent très factuelles, des sièges, au sol, tombées du tableau ? Ce glissement de l’or du cadre dans l’éclat métallique des moules à lettres me semblent la suite logique de la modernité. On pourrait faire remonter celle-ci à Giotto.

 

Agnès Thurnauer, Big-big et Bang-bang, 2020

 

AT :  Oui, on peut remonter à Giotto, que j’ai été voir à Assise pendant mes études, et aux Fioretti de St François de Rosselini, que j’ai regardé en boucle à l’époque. Cette performance du corps à l’œuvre tant dans la peinture que dans le film, qui est déterminante dans le sens de lecture des œuvres. Les Fioretti à qui St François, au moment de se séparer, ordonne de tourner sur eux mêmes jusqu’à ce que – perdant équilibre, tombant à terre- leur corps leur indique la direction à prendre. C’est une scène dont je ne me lasse pas. Je crois aussi que j’ai ancrée en moi la « jouissance » d’être « comprise » enfant dans l’espace de la peinture. D’être « dedans ». Peignant au mur, plus tard au sol et dans des formats qui m’excédaient, j’ai gardé le souvenir de cette déambulation, de cette performance du corps dans l’espace pictural, que je ressens en miroir en regardant les peintures du Quattrocento.

 

MdB :  C’est drôle que tu parles de jouissance car je réfléchissais à la lettre dans le corps de la peinture comme son « plus que jouir ». Les corps-toupies qui tombent, la chute qui annonce la direction à prendre, tout cela est bien lié à la gravité. Tournoyer, c’est opérer une révolution sur soi-même. Ce qui m’intéresse ce sont les images qui enclenchent le mouvement. Là tu parles d’échelle des corps dans l’immensité des cycles de Giotto. Moi je l’ai ressenti à Padoue, dans la Chapelle Scrovegni, où je suis restée trois heures (à l’époque on pouvait encore, aujourd’hui on n’a droit qu’à un quart d’heure après être passé dans un sas et qu’on nous prenne la température, comme au Covid-time). C’est en partie le bleu du ciel, très « moderne » de Giotto, parce qu’il l’ancre dans le réel (non plus le non-lieu de l’or du divin), qui laisse place aux corps dans la peinture et face à la peinture.

 

Des lettres creusées dans les assises : cela m’évoque une autre conversation lors de laquelle tu me parle de ton amour pour la peinture de Giotto. Tu cites le cycle d’Assise, justement, et la fresque de Saint François (d’Assise) donnant son manteau au pauvre. Tu parles du triangle bleu du ciel. J’y vois une brèche, celle du réel dans la réalité. Une double audace qui fend l’icône Byzantine (celle de la Pala, du plan de bois), qui traverse l’espace symbolique « pas là » de Dieu, pour ramener l’action d’un en-dehors (l’extériorité du divin), au réel, à la frontalité de la fresque, sur le mur. Une brèche du réel.

J’ai parlé, ailleurs, pour la post performance future, d’une rupture dans la notion de re-présentation qui rejoint la question de la croyance. Pour le croyant, l’icône n’est pas une re-présentation, mais une présentation. Elle performe quelque chose de divin, l’actualise, le réitère, l’incarne. C’est en cela que ça m’interesse, la présentation, ici et maintenant, qui performe l’image. En un delta, qui est la moitié d’un X, tout est dit d’un surgissement du réel dans le corps de la peinture fraîche (à fresco).

 

 

 

Agnès Thurnauer, vues de l’exposition La traverser, galerie Michel Rein, Paris, 2020

 

AT :   C’est magnifique, cette moitié d’un X ! Et c’est une peinture tellement performative. Le corps met en oeuvre le langage. En rendant son habit de marchand, de couleur marron, St François s’élève littéralement en devenant couleur de ciel, ce triangle bleu pointé sur sa tete et qu’il semble « incorporer » de tout son être. J’ai toujours été fascinée par cette période de la peinture qui nous raconte les Evangiles en les « mimant » avec des actions symboliques. Ce ciel qui devient couleur pure, c’est aussi l’infini dans le fini, la perspective qui cède le pas à l’aplat. L’aplat, une immanence.

 

MdB :   A nouveau, cela fait écho à des choses auxquelles je réfléchis, à la fois en peinture et cinéma : la profondeur dans la surface par l’aplat. J’aime bien le mot « mime » qui résonne avec « même » mais qui n’est pas l’identique. Cela rejoint la notion de « tableau vivant » et « acter la peinture ». C’est ce qui porte ma réflexion par ailleurs dans la « post performance painting ».

 

Tes figures de traverse, tes lettres de travers, bancales, vibrantes dans la peinture ACT OUT dans celle-ci. Ce ne sont pas les lettres qui performent la peinture, c’est la peinture qui performe autour, avec, par le jeu entre lettres et figures, lignes et couleurs.

 

AT :  Peindre autour des mots, comme leur donner chair, les vêtir, les revêtir, les habiller. Peindre, c’est comme une promenade entre les « jambes » de ce langage, comme un jardin autour du bati, comme une nature enveloppe l’architecture. Je pense aux « couloirs » de peinture de Bonnard dans les couleurs de ses jardins.

 

Agnès Thurnauer, Prédelle (Until), 2017

 

MdB :  Ah Pierre Bonnard est un de mes peintres préférés. Il peint « cinéma ». C’est construit comme un montage de plans, avec plongée et contre-plongée. Et ça tient uniquement par la couleur. On peut dire un peinture « atmosphérique » . Dans ton exposition, la raie bleuie de la Dame à la raie verte de Matisse, se répète sans être la même. Trilogie de visages barrés d’une ligne médiane, du front à la bouche. Mais celle-ci est close, muette, comme celles de l’Ange et de la Vierge de l’Annonciation. Ce sont de fausses répétitions qui indiquent la répétition en tant que structure, non pas pour imiter à l’identique ou en miroir égal, mais qui indiquent la déviation, la bifurcation, le « même, mais un autre ». Une structure qui peut être infiniment répétée, mais qui dévie sans cesse. Ces Big-big et Bang-bang forment presque des parenthèses, courbes et contre-courbes.

 

AT :  Oui, ce sont des formes primitives, une préhistoire toujours à l’œuvre dans l’histoire. A la fois à l’intérieur de celle-ci et à la marge.  J’aime l’idée des parenthèses au sens aussi d’une respiration dans le langage. Mais là les parenthèses contiendraient leur extériorité. Il y a tout un questionnement sur le dedans/dehors, féminin/masculin, singulier/pluriel. Ces formes ne sont pas « réductibles ».

 

MdB :   Pour revenir aux Matrices-Assises, dorées, celles-ci ne sont pas d’or mais d’étain (bronze) Elles sont fonctionnelles : on peut s’y asseoir, leur hauteur correspond à celle de l’assise « normée » : 45 cm. Jambes dehors ou dedans. Les lettres ont aussi des jambes. Ici elles sont horizontales, pour s’asseoir, mais on pourrait les renverser, les inclinés. Les lettres des incipit enluminés étaient historiées ou anthropomorphes. Les fontes d’imprimerie sont de petites matrices qu’on disposent sur la page. Tes sculptures-assises écrivent des mots dans la ville.

On pense à leur fonctionnalité : s’asseoir et à leurs usages : pratique (qui rejoint la fonctionnalité) et symbolique (l’écriture, le jeu entre mots et choses, le langage du corps et du texte). Ce n’est plus le ready-made Duchampien, ça dialogue avec les textes-peintures de Lawrence Wiener (qui parle de la sensualité de la couleur de ses lettres), ça peut vibrer comme un Rémy Zaugg, mais ce n’est surtout « pas comme » rien de tout cela.

 

Agnès Thurnauer, Matrices/Assises (CHROMATIQUES) – installation pérenne au musée de l’Orangerie, Paris, 2020

 

Le retournement fonctionnalité/usage était un trait de l’expansion de la sculpture du côté de l’objet au XXe siècle, tes assises conservent la fonctionnalité ET l’usage symbolique. Je pense aux EVENTS de George Brecht plus qu’au ready-mades de Duchamp. On pourrait tout autant les chanter ou les énoncer en formules. Ils présentent une infinité de possibles, par combinatoires et permutations, comme la poésie sérielle inventée par Brion Gysin par exemple. Ainsi je vois dans tes assises une poursuite de la notion de partition, de la sérialité issue du post-minimalisme. Je pense à la musique de Philip Glass, à notre conversation à propos de Einstein on the Beach et Bob Wilson, et à DANCE, de Lucinda Childs.

 

AT :   A Charlotte Posenenske aussi ! Ses formes emboitées, déboitées, comme des articulations qui expérimentent l’espace. Ou comme l’espace qui est un corps articulé.

 

 

Agnès Thurnauer, Matrices/Assises (CHROMATIQUES) – installation pérenne au musée de l’Orangerie, Paris, 2020

 

 

Agnès Thurnauer, vue de l’exposition La traverser, galerie Michel Rein, Paris, 2020

 

 

Agnès Thurnauer, Biotope #1, 2004

 

MdB :  Tu évoques souvent la nature performative de tes peintures, en parlant des tracés de lettres, je pense aussi au corps du regardeur devant tes peintures, et bien sûr dans et sur tes assises.

Et là encore la notion de chorégraphie m’apparait dans toute sa relation à une écriture de l’espace, dans l’espace. C’est ce qui m’a attiré dans les Biotopes, 2004. « Le corps comme une lettre qui est placée dans différents contextes. C’est aussi le corps-du-de la peintre. Et celui de l’œuvre, une sorte de corps transversal », n’est-ce pas l’annonce des Matrices ? Tu m’en dis que tu as travaillé à partir d’une planche d’images d’un ami photographe. C’était encore un bas-relief, attaché en partie au plan du mur, avec les Matrices Chromatiques à l’Orangerie, tu franchis un cap. J’aimerais voir leur vibrato face à Monet.

J’y vois pour ma part un écho à la question de la PERFURNITURE. On pense souvent la performance comme une pratique qui ne produit pas d’objet, ou de l’éphémère. L’étymologie nous rappelle que PERFOURNIR est un mot de vieux Français qui signifie « accomplir une forme, donner forme, finir ». Ici le « fini » est à entendre en opposition à « infini », c’est-à-dire un objet du siècle, concret, vernaculaire, prosaïque, matériel. C’est ce que j’énonce à partir de la post -performance future, à savoir l’impact de la performativité sur les arts visuels.

Tes sculptures-mobiliers sont des mises en actes. Ce sont des points tournants, dans la ville, par rapport aux reflets de la lumière et des couleurs. A partir d’elles, des constellations peuvent se former. Elles sculptent l’espace avec les corps. Elles prolongent l’expérience réelle du corps devant la peinture, qui répond à ce que celle-ci a déjà incorporé, et aussi induit l’espace entre (Prédelles), l’écart dans, le champ pictural.

Je pense à l’atelier de Claude Cahun où venait Lacan et à ses séminaires comme des ateliers dans lesquels le langage était certainement « performé ». Tes tondis de Claude Cahun, Roberte Mapplethorpe sont des portraits convexes. Ils bombent les lettres vers nous et donnent à ces surfaces un air de bouclier. Ici tu joue sur la désinence des pré-noms, leur « chute » (littéralement, ce qui vient à la fin d’un mot). Ailleurs, tu féminise le verbe en lui adjoignant un article qui le précède/ LA TRAVERSER. Le « la » fait d’un verbe un nom.

 

Agnès Thurnauer, vue d’exposition, La traverser, galerie Michel Rein, Paris, 2020

 

QUESTIONS POSSIBLES :

 

La peinture : une insurection « à la marge » ? La question de la marge me semble récurrente à la fois par rapport à la relation texte/image dans tes œuvres, la bordure (bord/cadre, espace entre (Prédelles) qui est frontière, et ta lecture de Paul B. Preciado.

 

AT :  La marge est pour moi tout autant sur les bords qu’au milieu du tableau, dans ce blanc ménagé de la toile vierge qui sourd souvent dans mes tableaux. Le non-peint. Il y a le bord entre les espaces marouflés des Big-big et le bord du châssis. Comme un vide dans la représentation. Comme si la peau de la peinture venait se surapposer, s’étendre aux dimensions du châssis. Quelque chose de capté dans l’instant qui s’arrime à « l’éternité » du cadre, matérialisé par les montants en bois. La marge, ce qui est « laissé pour compte » aussi dans cette réserve à l’oeuvre dans la surface. Dans mes tableaux d’histoire, le fait que je peigne la figure « entre les lettres » peintes d’abord comme une grille, laisse ça et là flotter comme des « trous » justement, la toile vierge. C’est très important pour moi. C’est une porte d’entrée dans la matière, donc dans la pensée, pour celui ou celle qui regarde. Il n’y a pas écran, efficacité, domination, pouvoir, il y a espace, ouverture, réciprocité… Traversée.

 

MdB :  La performance dans et avec la peinture : comment ?

Là tu me donnes une belle opportunité de penser la Post Performance Future dans sa contemporanéité avec les peintres avec lesquels tu dialogues. Tu nous rappelles qu’être contemporain de…c’est partager le temps de… Le concept de Post Performance Future s’inscrit dans cette lecture feuilletée du temps, de l’Histoire.

 

AT :  La performance comme traversée de la pensée dans le corps, par les gestes qu’elle induit. Traverser comme verbe transitif et intransitif est l’acte qui agit la peinture. La constitution d’un tableau est une traversée de la vision à son effectuation sur la toile, par une suite de performances au sens où il n’y a pas de recette : il y a un franchissement, un agissement. Une sorte de phrase, différente à chaque fois, un phrasé. La pensée est déjà pour moi de toutes façons de l’ordre de la performance !

 

MdB :  La réserve est déjà incluse dans LA TRAVERSER, elle surgit du tableau (Biotopes) et continue d’opérer une brèche dans les Matrices…J’aimerais te demander ce qui fait performance par rapport à une œuvre de chaque artiste avec lesquels tu dialogues ?

 

 

Agnès Thurnauer, Portrait Grandeur Nature (Jacqueline Lacan), 2009

 

MONET.

Les Matrices Chromatiques : ces structures mobiles où se reflètent les couleurs des Nymphéas sont  à leur tour des nymphes en mouvement. Tu me parlais du « placard » de Monet à Rouen et de sa nécéssité d’être fixe afin de pouvoir saisir la vibration colorée de la lumière sur la façade. Son choix d’être une figure immobile au sein du froufrou des jupons et corsets (puisque comme tu le rappelles, son point de vue était situé à l’étage d’un magasin de sous -vêtements pour femme), n’estil pas à rapprocher d’un érotisme « infra-mince » dont tu uses toi-même ?

 

AT : Oui l’infra-mince, entre lettres et figures, du vide qui subsiste, de la circulation entre ces deux structures, et aussi le côté « cut-up » : la juxtaposition de plans qui, montés ensemble, font sens. L’Erotisme pour moi est aussi à rechercher du côté de l’abandon (l’acceptation) de la pensée à la forme- dans la forme- et non au renoncement de l’une au détriment de l’autre. Il y a pour moi un érotisme de la pensée prise dans la matière. Comment elle cherche son chemin dedans, comme elle « fraie » avec.

 

 

 

 

Agnès Thurnauer, recherches pour le musée de l’Orangerie- 2019

 

MdB:  MANET,  Le bar aux Folies Bergères, et là encore un point fixe et des points de vue multiples autour. Je pensais à ton usage de photographies pour les Biotopes, qui semblent vriller et tourner, jaillir du plan de la peinture.

 

AT :  Les Biotopes, ce sont des modèles qui se contorsionnent dans l’espace du tableau. Je suis attachée à ces modèles que je peins dans différentes configurations, contextes. Ce sont des figures, des corps, mais ce sont aussi des lettres. Comme la serveuse du Bar, elles sont là à notre dispositon et attendent leur « emploi ». L’emploi qu’on fera d’elles.

Dans une de mes versions de ce tableau du Bar en 2015, je prête à la serveuse une voix ventriloque qui vient exprimer sa subjectivité- au-delà de l’impassibilité projetée sur elle, par son genre féminin, sa fonction de serveuse, sa qualité de modèle. Un rêve érotique- voire pornographique- émane d’elle. Ni la surface, ni la figure ne sont plus muettes. Le texte peint m’avait été donné par une amie artiste. C’est une sorte de « ready-made ». J’ai repris ce ventriloquisme des modèles de l'histoire de l’art avec les trois Portraits de Matisse dans l’exposition la Traverser, qui sont tissés de textes de Paul B. Préciado, remettant en question leur assignation de genre à l’origine.

 

Agnès Thurnauer, Sans titre, 2015

 

MdB :   Là je pense à Show Girls de Paul Verhoven. Un film de femme forte qui a été mal compris. Elles me font penser à des figures de pole danse, fortes et en maitrisent de l’espace-temps.

GUSTON.

Que regardes-tu chez Guston ? Je pense au pieds géants, vus à Rome sans doute, et à la façon qu’il a d’agrandir telle ou telle partie, de manière presque caricaturale.

 

AT :  Chez Guston, je regarde le rose. Les roses. Je regarde l’établissement des figures et des formes dans l’espace du tableau. Il y a ces fonds sales, brossés, et cette écriture qui vient positionner des objets sur ces fonds. La façon dont ces objets sont articulés entre eux, comme des syllabes ? Cette récurrence des mêmes syllabes, comme les pots de Morandi, disposés à chaque fois différement entre eux, formant comme des phrases de formes. Chez Guston je regarde à chaque fois avec la même « liesse » l’affranchissement de sa pratique, quand il sort de l’abstraction. Je vois cet affranchissement de sa pensée dans les formes de sa peinture. Je vois son courage aussi, quand même ses amis John Cage et Morton Feldman le vilependent devant ce tournant qu’ils ne comprennent pas !

 

MdB :  EROS : C’EST LA VIE !!

BALDESSARI.

on pourrait en parler des heures, son rapport à Giotto, au pittoresque du prosaïque et au cinéma. Sais-tu que son premier atelier était un ancien cinéma ? Comment est ton atelier ? Comment as-tu construit ton lieu de travail par rapport aux fenêtres ?

 

AT : J’ai toujours été frappée par ce lien avec Giotto. Ne serait ce qu’avec les séries de photos avec l’orange lancée dans le bleu du ciel. Sa trajectoire comme une ligne colorée. Les « trous » que créent les aplats (les ronds) sur les figures. La figure qui incorpore (ingère) l’abstraction.

 

MdB :  En fait il oblitère les figures parce qu’il n’avait pas envie de faire les portraits de personnes mais était intéressé par leur « typage ». Il a commencé comme cela, à couvrir les visages qui l’ennuyait, il les « abstractice » pour faire un néo-anglicisme. Comme Bruce Nauman avec Abstracting the Shoe, cela devient un type, et rejoint un archétype, celui de l’auréole. Comme je disais dans mon texte Giotto revient toujours, à propos de Baldessari : ce qui revient, c’est l’archétype, mais transormé par le présent. Au XXè siècle, l’auréole, ça doit être un gros point : un ros rond. Ceci dit vu de près, « en vrai » , ils ne sont pas si plats, on sent la matière de la peinture. Comme chez Mondrian, qui n’est pas lisse. Les reproductions photographiques ou les écrans par lesquels nous voyons les peintures (surtout en ces temsp de Covid) nous font perdre cette matérialité.

 

MATISSE.

La découpe dans la couleur. Tes lignes font contours et incisent aussi dans la couleur. Je me demande si ce n’est pas la question du montage qui surgit là, l’espace entre les images, dans un temps qui se déroule.

 

AT :  Oui, tout à fait, dans mes tableaux, depuis/avec la série Big-big et Bang-bang, il y a la découpe, le cadrage et le montage. La complexification de l’espace est née du cadrage des figures fond/forme qui ont ouvert à des espaces et des séquences. Mais je vois Matisse bien différemment depuis l’exposition Paires et séries du Centre Pompidou où j’ai compris qu’il n’était pas seulement le peintre décoratif qu’on nous apprenait. Il est aussi conceptuel, ne serait-ce que par ce questionnement de l’écriture picturale sur un même point de vue, le tableau comme série, comme répétition. L’usage de la photographie comme documentation du tableau en train de se faire. Le statut du document par rapport à l’œuvre finie. C’est océanique !

ANGES c’est aussi NAGES. J’entends la voix de Deleuze à propos de la vague (« ah, la vague… ») - et le travail de la peinture me fait souvent penser à une traversée au sens de nage. Nager dans un espace, dans un élément, flotter, et à nouveau « être compris-e dedans ».

 

MdB :  Ah, encore une action corporelle qui convoque l’a-pesanteur et la gravité, et bien sûr l’espace liquide, l’esthétique des fluides. Ce qui me fait penser à notre conversation à propos que les peintres cités en premier ici sont des hommes. En fait, cela vient de ma relecture de tes écrits en partie. Et je pensais que les peintres femmes qui me viennent à l’esprit pour prolonger la conversation sont des femmes vivantes, tes contemporaines.

 

Agnès Thurnauer, Prédelle (Border), 2019