Jan Baetens, Sofiane Laghouati

 

Livres à Mariemont : de la bibliomanie au livre d’artiste

Jan Baetens s’entretient avec Sofiane Laghouati

Réserve Précieuse du Musée royal de Mariemont © M. Lechien

Description de l'Égypte, ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'Armée française, publié par les ordres de Sa Majesté l’Empereur Napoléon le Grand, Paris, Imprimerie impériale, 1809-1828.

 

 

 

 

2  Octave Uzanne : La Nouvelle Bibliopolis, Voyage d'un Novateur au Pays des Néo-Icono-Bibliomanes, Paris, Henri Floury, Libraire- Éditeur, 1897.

3 Cesare Pavese, Le Métier de vivre, Paris, Gallimard, [1958] 2014,

p. 19.

4  Uzanne Octave, La Nouvelle Bibliopolis, Voyage d'un Novateur au Pays des Néo-Icono-Bibliomanes, Paris, Henri Floury, Libraire- Éditeur, 1897

5  Moeglin-Delcroix Anne, Sur le livre d'artiste : articles et autres écrits de circonstance, 1981-2005, Marseille, Le mot et le reste, 2006, p.349.

 

 

6  Moeglin-Delcroix Anne, Esthétiques du livre d'artiste, une introduction à l'art contemporain, Paris - Marseille, Le mot et le reste/BNF, 2011.

Jan Baetens : Sofiane Laghouati, vous êtes conservateur au Musée royal de Mariemont et responsable de la collection des livres précieux, qui constitue une part essentielle de cette institution construite à partir d’un legs de Raoul Warocqué (1870-1917), amateur éclairé et éclectique, passionné de livres rares, mais aussi des antiquités et des œuvres représentatives des grandes civilisations d’Europe et d’Asie. Dans le domaine du livre, la réserve précieuse s’est beaucoup enrichie au cours des ans et peut s’enorgueillir aujourd’hui d’une collection de livres d’artistes modernes et contemporains. Pouvez-vous nous donner une idée de l’importance de cette collection et de votre politique en la matière (acquisition, exposition, publication) ?

 

Sofiane Laghouati : Il est vrai que la Réserve précieuse du Musée royal de Mariemont est un trésor un peu caché parmi les autres collections. Qui songerait découvrir dans un bâtiment cubique de silex et de béton à flanc de vallon, dans l’un des plus beaux arboretum et parc de Belgique, une bibliothèque aux allures fin-de-siècle ? Difficile d’accès, dépositaire d’un passé riche et complexe, réceptacle des incertitudes des temps présents sur les devenirs du livre, elle est d’abord une reconstitution : à la fois le témoignage de ce que fut la bibliothèque d’un homme important de la Belgique industrielle - Raoul Warocqué (1870-1917), décédé sans héritier il y a un peu plus d’un siècle - ; et l’évocation d’un lieu central du château ravagé par les flammes en 1960.

 

D’un château l’autre, la Réserve précieuse est à l’image du Musée royal de Mariemont qui constelle en son sein différentes temporalités et réunit les œuvres de nombreuses civilisations. Réaménagée au gré des différentes donations, elle accueille les ouvrages bibliophiliques topiques des collections de la grande bourgeoisie du dix-neuvième siècle, mais aussi des références de la littérature automobile ou de l’entre-deux-guerres, une exceptionnelle collection de documents autographes comme les œuvres d’artistes contemporains dans de nombreux domaines du livre et de la littérature dont une collection de livres d’artiste(s) qui a été effectivement un des grands apports de la seconde partie du vingtième siècle. Mais avant de nous attarder sur ce que sont ces livres spécifiques, je commencerai par dresser un petit portrait de la collection dans son ensemble, si vous me le permettez.

 

Au décès en 1917 de Raoul Warocqué, dernier descendant d’une famille implantée dans le Hainaut belge depuis quatre générations, sa bibliothèque compte plus de trente-deux mille volumes. Plus qu’une bibliothèque d’apparat, c’est un petit musée du livre au sein de ses collections : elle est la plus importante mais également la première de toutes ses collections.

 

Mariemont est « une meta-collection » : c’est-à-dire une collection de collections tant pour ce qui relève du livre que dans de nombreux autres domaines du collectionnable : antiquités grecques, romaines, égyptiennes, porcelaines… y compris les arbres constituant l’arboretum du parc où se trouve le musée.

 

A seize ans, Raoul Warocqué, alors lycéen parisien, achète ses premiers classiques grecs et latins dans des collections dites variorum. Rapidement, cette passion devient compulsion. À l’âge de dix-huit ans, il effectue son premier achat important : la Description de l’Égypte1, en vingt-et-un volumes, publiée à la suite de l’expédition d’Égypte de Bonaparte en 1798. On peut du reste se demander dans quelle mesure les centaines de gravures sulfureuses de Félicien Rops, comme le soin particulier apporté à la constitution d’un Enfer de textes et d’images érotiques, ne sont pas également des gestes fondamentaux dans la constitution du cœur de toutes ses collections – un sujet que je développe dans le cadre d’un article à paraître dans le n°43 des Cahiers de Mariemont (2020).

 

On peut considérer la pratique bibliophilique de Raoul Warocqué comme représentative du collectionnisme du dernier quart du dix-neuvième siècle : elle est celle des « néo-iconobibliomanes», dont parle Octave Uzanne, qui est certes conservatrice mais fait une place de choix à l’image imprimée. S’il est vrai qu’une importante partie de la collection s’ancre dans le contemporain, la période est très favorable à ce type de bibliophilie qui est une sorte de conservatoire des arts et métiers du livre (reliure, gravure, papier, artistes de renom et « grande littérature »), et bénéficie également, à la faveur des progrès techniques, de l’affirmation de l’image comme un nouveau moyen d’instruire, d’informer ou de divertir. Constituant le cœur de la collection de Warocqué, les œuvres illustrées par Alphons Mucha, Gustave Doré, Auguste Lepère ou Edmond Dulac sont magnifiées dans les éditions d’art Henri Piazza, d’Ambroise Vollard ou autres. Plus rares sont les pièces d’avant-garde qui, comme Le Fleuve (de Cros et Manet), annoncent les transformations radicales du siècle nouveau et que d’aucuns considèrent déjà comme étant des « livres d’artiste(s) ».

 

En outre, Warocqué ambitionne très tôt de constituer en son château de Mariemont les éléments d’une histoire matérielle (livres et médailles) et intellectuelle (autographes) de l’Occident. Dans cette perspective, à partir de 1903 et jusqu’à sa mort en 1917, le riche industriel s’entoure de conseillers, de prospecteurs, de relieurs et d’un secrétaire particulier pour lequel il acquiert une charge de libraire en vue d’obtenir d’avantageuses réductions… Cette expertise plurielle est étayée par une riche bibliothèque documentaire qui constitue, aujourd’hui encore, l’un des nombreux fonds de la bibliothèque de recherche du musée. Elle est un précieux auxiliaire de la recherche dans les autres domaines d’expertise de l’institution qui est aussi un établissement scientifique : l’histoire de l’art, l’archéologie, l’histoire régionale, la céramique et les civilisations anciennes (Grèce, Rome, Égypte, Chine…) comme la création contemporaine avec laquelle elles ne cessent de se confronter et dialoguer ; et les livres, entre matières et supports, jouent souvent un rôle capital de catalyseur de ces différentes énergies à l’œuvre.

 

Après la mort de Warocqué (1917) et l’acceptation du legs (1920), les conservateurs en chef du Musée — dont le premier fut aussi le dernier secrétaire particulier du collectionneur en charge de la bibliothèque (Richard Schellinck) — ont développé la collection bibliophilique dans le respect des tendances existantes. Soutenue par le Cercle royal des Amis de Mariemont, la bibliothèque a comblé certaines lacunes de la collection initiale - à l’instar de l’Encyclopédie Diderot et D’Alembert, de plusieurs reliures d’exception (réalisées par Paul Bonet ou Rose Adler) ou des« livres de dialogue » (Pasiphaé de Montherlant/Matisse).

 

Mais ce n’est réellement qu’après la réouverture du Musée en 1972, douze ans après l’incendie, qu’une nouvelle impulsion est donnée. Marie-Blanche Delattre et Pierre-Jean Foulon, respectivement bibliothécaire et conservateur de la Réserve précieuse, ont eu à cœur d’étendre l’expertise du Musée dans de nouveaux domaines du livre. Grâce également au travail de veille et de diffusion de l’artiste – curateur – libraire - éditeur anversois Guy Schraenen, « les livres d’artiste(s) », en rejetons irrévérencieux de l’art contemporain, sont venus interroger à nouveaux frais les collections bibliophiliques traditionnelles. Ce sont également les expositions, les formations et bourses de l’Atelier du livre ou le Marché biennal du livre qui ont favorisé la reconnaissance de l’expertise de l’institution à l’international.

 

Réserve Précieuse du Musée royal de Mariemont : vue sur la collection de livres d'artiste(s) © M. Lechien

 

Durant plusieurs années, nous avons disposé d’une modeste enveloppe annuelle pour l’acquisition d’ouvrages dans les différents domaines du livre dont je viens de donner un aperçu : il s’agissait alors de faire un choix entre éditions princeps, livres et document précieux (par l’édition, le tirage, la signature, le propriétaire, la reliure…), les gravures et les livres d’artiste ou illustrés plus ou moins contemporains ainsi que les autres créations contemporaines dans le domaine (livre-objet, ouvrages utilisant des technologies récentes). Dès lors, que faire : privilégier les artistes émergents ou combler les lacunes dans les différentes collections ? Aucune option n’est jamais satisfaisante parce que chaque choix réduit l’univers des possibles et les institutions publiques ne disposent pas ou plus aujourd’hui des moyens de personnalités comme Raoul Warocqué…

On le voit bien lors des ventes publiques, les ressources financières des fortunes privées, de certaines banques ou d’entreprises disposant de collections d’art ou bibliophiliques ne nous permettent pas de rivaliser… Et on peut regretter en ce sens que nous n’exercions pas davantage le droit de préemption pour « patrimonialiser » et, quand il se produit, qu’il se fasse au prix de la dernière offre ― et non de l’offre initiale.

 

La Belgique est un territoire exceptionnellement riche en collections privées, réunies par des passionné·e·s et d’excellente facture : quel gâchis qu’elles soient dispersées à la pièce ou vendues à l’étranger. Si les œuvres d’art sont les témoins de notre temps, pour les siècles à venir, le fait que nous accordions peu d’énergie et de moyens à préserver ce « capital culturel » est significatif et interpellant sur ce que cela dit de notre époque.

 

Pour le Musée royal de Mariemont, les acquisitions sont pour l’instant suspendues sine die : fort heureusement, nous pouvons compter sur le soutien indéfectible du Cercle royal des Amis de Mariemont qui nous a permis de réaliser quelques acquisitions exceptionnelles. A côté de cela, on ne saurait cependant négliger le rôle essentiel de plusieurs collectionneurs philanthropes dans le rayonnement et l’accroissement des collections de notre Musée. Mariemont est aussi une « Capitale du don » (2007) ― selon l’expression de François Mairessse, alors directeur du Musée ―, où suivant le geste inaugural de Warocqué de nombreux collectionneurs, bibliophiles mais aussi toute une pléiade d’artistes ont offert leurs joyaux de livres anciens, modernes ou contemporains.

 

Dès 1976, le commandant Edmond Michaux fait don d’incunables, comme la Chronique de Nuremberg d’Hartmann Schedel (1493) ou de chefs-d’œuvre illustrés par Gustave Doré comme L’Enfer de Dante Alighieri et Les Fables de La Fontaine. Mais c’est véritablement à partir des années 2000 que les dons se développent considérablement. L’écrivain belge Charles Bertin et son épouse la relieure Colette offrent l’ensemble de leur collection d’éditions originales et de documents autographes des dix-neuvième et vingtième siècles. Complétant de manière significative la bibliothèque de Warocqué, avec des œuvres d’Apollinaire, Cocteau ou Cendrars, l’accent est mis sur la littérature d’entre-deux-guerres : éditions originales de Claudel, Green, Montherlant et Larbaud ; reliures de Micheline de Bellefroid − nous disposons d’ailleurs également d’un fonds à son nom contenant ses archives et maquettes de création − ; lettres de Valéry ou de Yourcenar ; manuscrits de Giono ou de Plisnier… C’est d’ailleurs grâce au concours de Bertin, filleul et neveu de Charles Plisnier, que le musée possède la totalité des archives ainsi que certains manuscrits du premier Prix Goncourt hors de France (1937). Déposés par les enfants de l’écrivain, les documents traduisent les engagements citoyens, politiques et littéraires de ce militant wallon.

 

Micheline de Bellefroid (reliure 1994) sur François Jacqmin, Les Saisons, Bruxelles, Phantomas, 1979 
© Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

Deux autres dons exceptionnels viennent éclairer l’histoire du livre et de la littérature : la donation François Godfroid, constituée de Contrefaçons belges et étrangères du dix-neuvième siècle ; le fonds Geoffroy de Beauffort, ayant trait pour une large part aux débuts de littérature automobile. On a désigné par « contrefaçon » la reproduction, traduction et adaptation d’œuvres étrangères sans en rendre compte à l’auteur ou à l’éditeur. Dans les années d’affirmation de la future Belgique, entre 1815 et 1830, l’essor de la contrefaçon s’explique par la situation géopolitique du territoire : la  France, d’un côté, se montre très stricte quant aux autorisations de publication tandis que la Hollande, de l’autre, est plus tolérante. Héritière de cette double culture, Bruxelles va jouer un rôle de centre et devenir un terreau fertile pour l’essor de ce que l’on qualifie pudiquement, mais non sans ironie, de « réimpression » ― Liège constituant de son côté l’une des capitales européennes de la contrefaçon depuis le dix-huitième siècle.

 

« La querelle de la contrefaçon », qui s’étend de 1815 à 1852, s’achève par un accord avec la France et une loi en 1854 qui met fin à sa légalité. François Godfroid, dans Aspects inconnus et méconnus de la contrefaçon en Belgique (1998), montre comment cette industrie remarquable a aussi été un moteur important de diffusion d’œuvres et de productions intellectuelles à travers l’Europe. Cette passion pour la contrefaçon l’a conduit à constituer l’un des fonds les plus importants, plus de six mille volumes, dont il fait don au Musée depuis 2009. Ironie du sort, dont avaient pleinement conscience les auteurs les plus contrefaits, la quantité et la qualité des « réimpressions   belges ont garanti un rayonnement international à la littérature française impossible aux seules éditions autorisées. C’est, paradoxalement, surtout la littérature de Belgique qui a pâti le plus de la contrefaçon.

 

Amoureux de l’histoire des débuts de l’automobile, dont il a cherché la trace dans la littérature contemporaine en français et anglais, le comte Geoffroy de Beauffort a offert au musée un ensemble de plus de deux mille cinq cents ouvrages recouvrant des domaines aussi variés que la littérature « fin-de-siècle », les textes ésotériques, la science-fiction ainsi que les récits pour la jeunesse. La bibliophilie traditionnelle n’est cependant pas en reste : grands papiers et tirages de tête comme les exemplaires du Voyage au pays de la quatrième dimension (1912) de Gaston de Pawlowski - dont un imprimé pour l’auteur sur papier vergé du dix-huitième siècle - La 628 E-8 d’Octave Mirbeau orné de croquis marginaux de Pierre Bonnard. Cette passion pour la nouveauté qu’incarne l’automobile, au tournant du dix-neuvième siècle, trouve chez le Comte de Beauffort son pendant dans la littérature d’anticipation dont l’un des maîtres est assurément Albert Robida avec quelques belles aquarelles et dessins originaux accompagnant les premières éditions.

 

Albert Robida (croquis aquarellé  pour projet de couverture) Voyage très extraordinaire
de Saturnin Farandoule,
Paris, Librairie illustrée, 1879, © Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

Le don peut parfois survenir à la suite de belles rencontres humaines. Après son exposition solo (« Amas de sables et de perles ») présentée au musée dans le cadre d’ARTour en 2017 (« Collecte,Collection, Collectionneur : un monde à soi »), l’artiste « documentation céline duval », qui a été particulièrement sensible aux dialogues entre nature et culture dans le domaine de Mariemont, a décidé de faire don de ses archives d’artiste en 2019. On trouve dans son travail de collecte une sorte de « pulsion scopique », qui apparaît dès la constitution de ses premières bases « documentaires » à l’adolescence. Ainsi ses dispositifs de classement aux typologies très précises nous permettent-ils de comprendre l’émergence d’une éducation visuelle qui est d’abord sauvage et autodidacte : ses images privées ou publiques – colligées dans les magazines, les cartes postales, voire trouvées en brocante ou dans des fonds institutionnels – laissent voir l’affirmation d’un langage graphique unique. Si l’artiste ne perçoit sans doute pas immédiatement ce que représente la constitution de tels ensembles, sa recherche iconographique ultérieure portera la marque de cette éducation visuelle précoce. Car, d’une image à l’autre, les clichés circulent : des formes de communication de masse vers la production d’images d’amateur, mais également à sens inverse – du privé vers la publicité.

 

Cette donation prend pleinement sa place parmi les livres d’artiste du musée, parce que les publications de « documentation céline duval » sont proches des livres d’artiste produits à partir des années 1960 et des influences artistiques d’alors (en particulier Fluxus et Art conceptuel). Dans ces productions, plusieurs artistes vont remettre en question le statut de l’œuvre d’art et celui de l’artiste en choisissant le livre comme modalité matérielle de présentation de leurs créations. On retrouve chez « documentation céline duval » la même prédilection pour les matériaux et papiers bon marché, l’usage de thèmes du registre populaire ainsi qu'une conceptualisation poussée à son paroxysme qui participent de cet usage postmoderne du livre comme œuvre d’art ou, si l’on veut, de l’œuvre d’art comme un livre. C’est donc naturellement que ce remarquable don, constitué tant de ses premiers travaux inédits que de ses collections personnelles d’images et de cartes postales ― dont l’inventaire est en cours―, complète et éclaire l’importante collection de livres et documents d’artistes de l’institution.

 

documentation céline duval, (contribution Pierre Leguillon), Revue en 4 images n° 5 (la jetée d’Orly),
(mars 2004)

 

Comme vous l’aurez compris, la collection de livres du musée couvre de nombreux domaines ― et nous n’avons pas mentionné le Fonds ancien sous la responsabilité de mon collègue Bertrand Federinov―, aussi nos expositions reflètent-elles cette diversité. Je  souhaite également préciser ici le statut tout particulier de notre institution : le Musée royal de Mariemont est également un établissement scientifique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et donc à côté de notre politique d’accroissement des collections, nous avons la volonté de promouvoir et d’étudier les œuvres par le biais de différents médiums : il y a bien sûr les expositions mais également les conférences à destination du grand public ainsi que toute une série de publications (du catalogue à l’essai scientifique) qui assurent la diffusion et la connaissance de nos collections. Nous sommes également en lien avec nos collègues présents certes dans les autres musées, mais également les écoles supérieures d’art et les universités.

 

Pour ma part, je suis professeur invité à l’UCLouvain depuis 2010 : j’y assure une activité d’enseignement et d’encadrement. Cela me permet d’être en contact avec les étudiants et d’être au cœur de la recherche en train de se faire, dans les différents domaines susceptibles de nourrir ma pratique muséale, et d’y contribuer par des conférences, des collaborations et des publications.

 

JB : Il existe en Belgique une grande tradition de livres d’artistes. Comment situez-vous la réserve précieuse de Mariemont par rapport aux activités et collections des autres acteurs, privés comme publics, en Belgique ou à l’étranger ? Quelles sont par exemple vos relations avec des institutions comme la Bibliothèque Royale ou la Wittockiana ? Et comment se passent vos contacts avec les éditeurs, les galeries, les salles de vente, les collectionneurs privés ?

 

SL : Les territoires de l’actuelle Belgique sont de hauts-lieux de la production du livre depuis des siècles : le remarquable travail de synthèse proposé par Pascal Durand et Tanguy Habrand sur L’Histoire de l’édition en Belgique (2018) fait remonter à Dirk Martens et l’installation de son atelier typographique à Alost en 1473. C’est une formidable histoire continue qu’ils nous racontent où les différents acteurs du livre et de l’imprimé, de manière générale, se sont souvent adaptés aux transformations politiques et sociales en essayant d’en tirer le meilleur parti (comme en témoigne l’histoire de la contrefaçon évoquée plus haut). La Belgique a été en outre une terre hospitalière pour de nombreux éditeurs et acteurs étrangers du livre – j’y reviens.

 

Le musée royal de Mariemont est une méta-collection : aussi, les différentes collections de livres de la collection patrimoniale se doivent dans une certaine mesure d’entrer en résonnance avec la méta-collection. Il m’est arrivé de faire des acquisitions de documents originaux, de livres précieux ou d’artistes à la faveur de projets d’expositions d’autres sections du musée (Archéologie, Egyptologie, Histoire industrielle, Céramique…) qui ne sont donc pas portées par l’équipe du pôle livre du musée. Notre mission est en ce sens différente de la Bibliothèque royale de Belgique ou de la Wittockiana : la première vise une certaine exhaustivité au moins d’un point de vue national, rendue en partie possible grâce au dépôt légal ; la seconde était une collection privée, celle de Michel Wittock, qui est devenue publique depuis quelques années (2010) et rassemble plusieurs collections autour du livre (reliures, livres de dialogue, livre-objet) qui recoupent en partie nos propres collections. Pendant près d’une dizaine d’années, j’ai d’ailleurs fait partie du Conseil Scientifique de la Wittockiana. Il nous arrive assez fréquemment de nous entraider, d’échanger nos bonnes pratiques et nous collaborons de manière ponctuelle avec les uns et les autres.

 

Les différents éléments que je viens de souligner permettent d’appréhender la réalité de notre politique d’accroissement des collections qui est guidée par l’histoire propre de nos collections qu’elle soit celle des collections du musée dans son ensemble ou celle du livre plus particulièrement. À l’image de la collection initiale de Raoul Warocqué, nous restons attentifs à la production « locale », à l’échelle de la Belgique, tout en tâchant de disposer des plus remarquables références dans la création internationale, du moins celles qui paraissent les plus pertinentes au regard de nos collections. Ainsi ai-je acquis une année, grâce au soutien du Cercle royal des Amis du Musée, une reliure de création réalisée par une jeune artiste, Yasmina Aboudarr, fraîchement sortie de l’école des Arts visuels de la Cambre et j’ai dû « me battre » contre Michel Wittock qui la voulait aussi. Une autre fois, j’ai « perdu » contre mes collègues de la Bibliothèque royale qui ont emporté une magnifique reliure de Micheline de Bellefroid en vente aux enchères… Je dis cela avec beaucoup d’amusement parce qu’au fond nous travaillons à la même patrimonialisation ensemble : c’est donc de bonne guerre ! Tout le génie de notre métier, c’est de parvenir un faire vivre un réseau de relations entre collectionneurs, institutions privées et publiques, éditeurs, libraires et artistes qui nous permet de trouver une pièce convoitée pour la collection ou pour une exposition.

 

Yasmina Aboudarr Reliure et création à partir du texte d’Albert Camus, Caligula (1944). – 2012 - 22 volumes de 832 p. chacun, différentes dimensions, © Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

JB : Existe-t-il selon vous une particularité du livre d’artiste belge ? Et si oui, comment la définir ? Dans une certaine idée du livre d’artiste ? Dans le rapprochement actif du patrimoine et de la création vivante, c’est-à-dire de l’expérimentation ? Dans le décloisonnement des divers types de livres d’artiste ? Et y a-t-il des traits distinctifs de la collection de Mariemont ? Je pense par exemple à l’articulation avec le volet pédagogique, puisque vous offrez aussi divers programmes spécialisés dans le domaine de la gravure. Et comment voyez-vous la cohabitation de votre réserve précieuse avec d’autres types de collections et d’activités muséales qui n’ont à première vue que peu de liens avec l’univers du livre ? La notion de livre d’artiste n’est ni homogène ni uniforme dans le temps ou l’espace. Quelles sont selon vous les grandes étapes de ce qu’on nomme « livre d’artiste » depuis le dernier quart du dix-neuvième siècle et quelles sont les grandes tendances que vous distinguez aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé dans notre conception du livre d’artiste et quels sont les critères actuels pour accueillir ou non un tel livre dans votre collection ?

 

 

SL : Pour répondre à une question qui convoque la notion d’identité générique et géographique d’un type de production artistique −ici : « Que serait un livre d’artiste belge ? » − permettez-moi de faire un détour par la poésie. Dans les premières pages de son journal Le Métier de vivre (1952), publié à titre posthume, Cesare Pavese s’interroge sur la nature même de sa poésie et du rapport qu’elle entretient avec le pays qui l’a vue poindre. Il se demande si l’œuvre qu’il est en train de produire et qui, sui generis, crée son propre milieu, n’est-elle pas celle-là même qui génère, avec l’œuvre poétique, le poète ? « Est-il possible de donner une valeur "d’appartenance à un ensemble" à un poème conçu en soi, au hasard de l’inspiration ?» Composé au jour le jour, entre 1935 et 1950, ce journal, retrouvé comme un testament dans sa chambre de suicidé, interpelle. Au seuil de la postérité, l’œuvre et sa réception reflètent-elles ou disent-elles quelque chose d’invariant susceptible de caractériser une identité, l’appartenance non à un champ artistique ou intellectuel ? Quant à l’appartenance à un espace réel ou symbolique, quelles sont les conditions de leur permanence qui fixeraient, ou caractériseraient, dans une œuvre ce qu’est l’artiste ? ou ce que son œuvre peut être pour le pays où il l’a produit ?

 

Aussi, pour répondre à la question de l’identité − au sens d’une mêmeté que l’on retrouverait dans de nombreuses productions à travers l’espace et le temps−, dirais-je qu’il n’y a guère plus de spécificité territoriale qu’il y a une identité au « livre d’artiste(s) ». Au moins depuis le dix-neuvième siècle, la création artistique sous la forme du livre est diffusée dans un monde où la circulation de l’information, ainsi que celle des êtres et des biens, est toujours plus rapide et détricote un peu plus ces enjeux qui intéressent moins les artistes que les institutionnels et les politiques. Ainsi m’est-il arrivé d’obtenir une pièce réalisée par un relieur français sur un pop-up hollandais ou qu’une éditrice belge basée en France produise un artiste japonais… D’ailleurs l’exemple par excellence de cette « diversalité », le mot est de Raphaël Confiant, que l’on retrouve en Belgique est celui des éditions Bartleby & Co qui existent depuis 1995. C’est une maison créée par Thorsten Baensch un artiste éditeur de nationalité allemande vivant à Bruxelles depuis les années 1990 : il collabore avec des personnalités du monde entier et élabore à chaque fois des livres d’artiste(s) très spécifiques.

 

Thorsten Baensch, Herman Melville (1 et 3), Richard Kostelanetz (2), Thrice (tribute to Bartleby, the scrivener),  Bruxelles, Bartleby & Co, 2009 (triptyque), © Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

Pour être tout à fait honnête, j’ai longtemps cherché à définir ce que devait être ma politique d’acquisition de livres, de manière générale pour la période qui va de 1830 à nos jours, et plus spécifiquement pour ce qui relève des livres d’artiste à Mariemont : devais-je m’inscrire dans l’esprit de ce qu’elle fût du temps de mes prédécesseurs ? devais-je ouvrir de nouveaux champs ?

consolider les collections existantes ? Aucune de ces positions n’est tenable et ce pour diverses raisons.

 

Si les « livres d’artiste », tels qu’ils s’affirment dans les années 1960-1980 constituant le cœur de la collection à Mariemont, semblent différer des livres illustrés pour bibliophiles et même des « livres de dialogue », ensemble majoritaire de la collection de Warocqué, ils partagent, pour peu que l’on prenne un peu de recul, des enjeux analogues.

 

À l’époque de leur apogée, les « livres de dialogue » les plus aventureux, issus de la rencontre d’un peintre et d’un auteur, ont bénéficié d’un environnement favorable, de nouvelles techniques comme la lithographie et surtout de l’intérêt de ceux que le bibliophile et éditeur Octave Uzanne nomme les « néo-icono-bibliomanes»; ces livres sont également portés par des éditeurs ou des galeristes comme Vollard. On peut dire, mutatis mutandis, que l’accessibilité des techniques et des coûts de reproduction automatique (le premier photocopieur Xerox date des années 1960 et l’Offset des années 1970) donne aux artistes la possibilité de réappropriation des moyens de production et déplace surtout les enjeux de la réception des œuvres d’un public riche vers un public « populaire » − l’enjeu au dix-neuvième siècle était bien sûr différent dans la mesure où il s’agissait de prolonger par le livre les cimaises des galeries et de toucher le public plutôt fortuné des bibliophiles.

 

L’accessibilité technique dans les années 1960, avec sa potentialité de diffusion de l’art vers le plus grand nombre, laisse augurer à ces nouveaux producteurs, dans un contexte où la jeunesse occidentale aspire à de profondes transformations sociétales, qu’une remise en question de biens marchands et/ou culturels de la « société de consommation » est possible par l’un de ses biens le plus chargé symboliquement (le livre). Plusieurs spécialistes considèrent que le « livre d’artiste » est, en ce sens, l’enfant du post-modernisme et les années 1960 la période symbolique de cet avènement. En 1962, en particulier, l’américain Edward Ruscha (Twentysix Gasoline Stations), le suisse Daniel Spoerri (Topographie anecdotée du hasard), le français Ben Vautier (Moi Ben je signe) ou l’allemand Dieter Roth (Dagblegt Bull) vont présenter des ouvrages qui font dire à Anne Moeglin-Delcroix que la publication concomitante de ces quatre livres, « totalement originaux, visuellement très différents et pourtant proches par leur projet et l'idée qu'ils se font du médium livre» configure une certaine Esthétique du Livre d’Artiste6 .

 

En retraçant l’émergence de ce nouveau type de création, Anne Moeglin-Delcroix est parvenue à dégager des tendances qui donnent une ligne directrice et formalise ou a formalisé un temps ce type de création. Ce premier paradigme du « livre d’artiste », dont il faut garder à l’esprit que ses traits constitutifs sont plus indicatifs que prescriptifs, est organisé autour du principe de création d’Edward Ruscha considéré comme l’un des fondateurs du genre. Son premier ouvrage Twentysix Gasoline Stations, d’abord publié anonymement et tiré à 400 exemplaires, puis réédité à 50 (1967) puis à 3000 (1969), ne remet pas en question les processus classiques de production du livre mais « entame» toutefois par l’absence de signature, la multiplication et les rééditions successives, la conception de l’art comme unique tout en enfreignant les codes habituels qui régissent le livre comme bien culturel. Moeglin-Delcroix détermine plusieurs éléments, dont trois essentiels, pour définir le premier paradigme constitutif du « livre d’artiste », suivant le modèle des créations de Ruscha : de forme ordinaire (refus de l’originalité) ; produit en série (refus de la pièce unique) ; rôle central de l’artiste (l’éditeur devient secondaire).

 

Edward Ruscha, Every building on the Sunset Strip, Los Angeles, Edward Ruscha, 1966,  © Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

 

La manière dont certains artistes vont appréhender le médium du livre permet alors d’explorer des possibilités qui vont à l’encontre des conventions des domaines qu’ils constellent, les utilisant parfois à contre-emploi : l’œuvre d’art devient un multiple ; le livre devenant une œuvre originale voire, dans certains cas, unique. Il y a dans cet usage du livre une volonté de démocratisation de l'art. C’est aussi une désacralisation qui touche tout à la fois l’histoire du livre et à celle de l’art : non seulement le livre d’artiste s’oppose à la logique économique de la galerie mais il détourne également les éditions bibliophiliques. Ainsi, la prédilection pour les matériaux et papiers bon marché, l’usage de thèmes dans le registre populaire en même temps qu'une conceptualisation poussée à son paroxysme participent de cet usage « postmoderne » du livre comme œuvre d’art ou, si l’on préfère, de l’œuvre d’art comme un livre.

 

Vous l’aurez compris, dès qu’il y a dialogue entre les arts et le livre, se posent les questions de généricité et d’identité. L’investissement de la matière livre par les artistes nous a fait envisager ce qui était jusqu’ alors difficilement appréhendable : d’un côté l’héritage de l’aura sacrée de l’œuvre d’art unique, au sens benjaminien du terme ; de l’autre le livre qui est un multiple et, dans une certaine mesure, le produit de la laïcisation de la société. C’est ce qu’interroge d’ailleurs l’œuvre Pense-bête (1964) de Marcel Broodthaers en scellant dans le plâtre l’édition de l'un de ses recueils de poèmes.

 

Les livres d’artiste(s) dans les années 1960-1980, témoins de la post modernité, sont à la fois des hybrides, pas tout-à-fait un genre en soi, et désignent des pratiques très diverses. Doit-on considérer ces chimères comme les fruits stériles d’une histoire dépassée ? Et pour quelles raisons, faudrait-il considérer ces expérimentations de manière différentes de celles menées par les écrivains qui ont déjà trait, on le pressent depuis Un coup de dés de Mallarmé, au fond et à la forme du livre ? D’ailleurs, dans cette histoire du livre qui se réinvente des codes et des formes, où sont passés les écrivains et les poètes, si présents au dix-neuvième siècle ? Plus qu’une « absence », et c’est là un aspect fort intéressant soulevé par la tentative de définir un ensemble de pratiques protéiformes qui relèvent des « livres d’artiste », les écrivains comme les praticiens de l’art d’écrire sont très souvent oubliés ou mis de côté par la réception critique et théorique. Avec Andrea Oberhuber, de l’Université de Montréal, nous avons consacré à ce sujet un dossier spécial de la revue en ligne textimage en 2019 : « Blessures du livre : écrivains et plasticiens à contremploi ».

 

J’ajouterai pour finir que la création des livres par des artistes, depuis les années 1990 ne correspond que très peu au paradigme des années 1960-1980 parce que nos sociétés et notre perception du monde, à la faveur de l’affirmation des technologies d’information et de communication, ont profondément changé.

 

Yann Sérandour, Inside the white cube. Édition fantôme. – Paris, Christophe Daviet-Thery, 2009 ( Boîtier en toile Cialux et marquage à chaud) ; Yann Sérandour, Inside the white cube. Édition palimpseste/ Overprinted edition.– Zurich, JRP-Ringier, 2009. – (Collection Christoph Keller) - © Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

Certes, il y a bien évidemment toujours une tradition des livres d’artiste(s) comme des « hommages », plus ou moins ironiques, non seulement aux livres d’artiste(s) des années 1960-1980 (chez Yann Sérandour, par exemple, avec sa démarche « interstitielle » qui vient revisiter les œuvres Ed Ruscha ou Sol LeWitt) mais également aux œuvres littéraires considérées dans leur plasticité (Laurent Sfar, avec sa série Ex-Libris, Jérémie Bennequin autour de l’œuvre de Mallarmé ou de Proust), voire d’autres formes de publications (Guillaume Constantin reprenant en noir sur noir un catalogue d’exposition d’ Ad Reinhardt).

 

Guillaume Constantin, BLCK, Paris, Éditions énigmatiques, Dernier avertissement et Galerie Bertrand Grimont, 2012  © Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

Il appert quel’accessibilité technique permet également aux artistes de revisiter les codes et les matérialité de la production industrielle (la forme du codex, chez Laurent Sfar) comme de la bibliophilie traditionnelle (petit tirage, grand papier, reliure, hors-texte…) dans le champ du livre d’artiste : on retrouve cela tant dans les publications de Sophie Calle, de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas (Images latentes) que dans le remarquable travail en Belgique des éditions Gevaert, Bartleby & Co, JAP, ARP2, La Lettre Volée, MER, Drukwerk in de Marge ou encore Het Balanseer…

 

Laurent Sfar, Ex-libris (sur l’ouvrage de Louis Calaferte, No man's land, Paris, Gallimard,

2005), Paris, 2008, (Reliure Corinne Copie), © Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

 

Si l’on devait a posteriori souligner une constante chez nombre de créateurs de livres d’artiste(s), cumulant ou non les différents rôles d’artiste-éditeur-imprimeur-diffuseur-libraire, c’est de privilégier davantage le projet plutôt que de l’astreindre à une ligne éditoriale ou aux contingences matérielles nécessaires de sa diffusion. A l’exemple de l’américain Peter Downsbrough qui vit principalement à Bruxelles, et dont nous possédons à Mariemont une grande partie du travail : il a réalisé avec Bernard Chauveau et Le Néant éditeur, une boîte en chêne contenant les 8 lettres en métal du mot S.U.R.F.A.C.E. (2011) prolongeant le travail qu’il fait dans le livre sur le mot et l’espace architectural.

 

Peter Downsbrough, SURFACE, Paris, Bernard Chauveau et Le Néant éditeur, 2011
© Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

J’ai décidé de faire l’acquisition de ce multiple, réalisé à 32 exemplaires, alors qu’il ne rentre pas à proprement parler dans une définition du « livre d’artiste(s) » mais renseigne cependant de manière nouvelle et originale le travail de l’artiste sur le livre et l’architecture. De même, grâce à un libraire-éditeur français, j’ai eu la possibilité d’acquérir pour le musée les 156 « bulletins » originaux de la galerie Art & Projet à Amsterdam : entre 1968 et 1989, Geert van Beijeren et Adriaan van Ravesteijn ont sollicité la plupart des artistes conceptuels ou minimalistes, que l’on retrouve aussi dans la collection de « livre d’artiste(s) » de Mariemont, pour réaliser une création sur une feuille A3 qui était pliée et envoyée par courrier. Œuvres et documents d’archive sur l’art, ces « bulletins » éclairent assurément les œuvres déjà présentes tout en brouillant les frontières qui départent traditionnellement une œuvre, d’un multiple, d’un document d’information, d’une invitation à un vernissage…

 

Geert van Beijeren et Adriaan van Ravesteijn (dir.), Art & Project  Bulletins, Amsterdam, Art & Project, 1968-1989 (coffret de 156 bulletins)

 

 

Vous l’aurez compris, j’ai décidé de ne pas choisir mais de répondre dans la politique d’acquisition de livres tant aux injonctions de la collection qu’aux opportunités offertes par les expositions, les rencontres ou les découvertes. Bien évidemment, je reste particulièrement attentif à la production locale qu’elle soit celle en Région du Centre comme dans toute la Belgique – qui est certes un petit territoire mais avec une grande diversité de pratiques autour du livre avec un grand rayonnement à l’international. A cet égard, Johan Pas a fait un remarquable travail de synthèse, dans son ouvrage Artists' Publications : The Belgian Contribution sur l’apport des acteurs en Belgique (Koenig Books, 2017), sur la contribution artistique belge dans le domaine de l’imprimé depuis la fin du dix-neuvième jusqu’à nos jours tout en s’attardant plus spécifiquement sur les années 1960-1970.

 

Pour ma part, il s’agit de rester ouvert et accueillant pour toutes les pratiques artistiques qui prennent forment dans et par le livre. Qu’est-ce-à-dire ? Je crois que les prérogatives de mon métier de conservateur sont de comprendre les enjeux théoriques de la recherche sur le sujet comme les énergies et les dynamiques à l’œuvre, dans la constitution des différentes collections sous ma responsabilité, mais de faire croître également ces collections de pratiques nouvelles pouvant porter sur des techniques ou des esthétiques contemporaines dont elles sont parfois inséparables.

 

Gerard J. Boer et Harry B. M. Uijlings, Boven Kamers, Amsterdam, 2012 (design graphique et papier Moon

Brower, reliure Benjamin Elbel)

 

Par exemple, progrès technologique et la finesse de la découpe laser permettent aujourd’hui de réaliser des découpes en série qui profite au multiple qu’est le livre et de produire, des livres pop-up d’une rare élégance (Moon Brouwer) ; on   retrouve  l’utilisation de l’impression 3D chez des relieur.e.s qui viennent de formations traditionnelles  (Camille Boiseaubert) ou chez des lithographes (Bruno Robbe) réalisant des objets originaux ; l’utilisation esthétique du papier thermosensible (Laurence Aëgerter), ou la phonographie, qui est l’utilisation d’un smartphone comme contrainte, pour réaliser des photographies pour un livre d’artiste (Pierre Radisic ).

 

Pierre Radisic, Decisive place, Bruxelles, Arp2 éditions, 2016

 

JB : Un livre, c’est à la fois un objet matériel et un texte immatériel (et l’expression « à la fois » ne renvoie pas seulement à la co-présence ces deux aspects autonomes, mais à l’intrication de deux facettes aussi indissociables que le recto et le verso d’une feuille). On pourrait avoir l’impression que dans le cas du livre d’artiste, cet équilibre fragile penche radicalement du côté de l’objet, au détriment du texte. Est-ce aussi votre avis ?

 

SL : Je ne suis pas certain de ce que je pourrais vous répondre, pour rester au plus juste… De manière très candide et avec beaucoup d’humilité, je dois bien reconnaître que les « livres d’artiste(s) » que j'ai découverts ces dix dernières années ont mis à mal toutes mes taxinomies toute ma critériologie : ils « dérangent » mes habitudes de lecteurs et posent davantage de problèmes quand il s’agit de savoir dans quelle section les ranger tant ils peuvent toucher à tous les domaines de l’art et de la connaissance. Le degré d’investissement de la matérialité du livre est du reste très différente d’un artiste à l’autre et il est vrai que la limite du livre-objet, voire même de l’objet tout simplement comme je le mentionnais avec le travail de Downsbrough, n’est jamais loin. Outre le traditionnel rapport texte/image qui est déjà fort questionné par ces œuvres, rendant poreuse la frontière qui sépare le lisible du visible, la grande leçon des livres d’artiste(s), pour moi qui vient de la littérature, c’est que les matérialités du livre deviennent des éléments signifiants et interprétables : du choix des papiers à la gestion de l’espace ; de la typographie à la reliure, la gestion des pages blanches, le rythme du feuilletage etc… à l’instar des livres de Bruno Goosse ou des Etablissements Decoux, tout cela créé une scansion faisant de moi un herméneute à la recherche d’indices et de sens là où autrefois je n’en mettais pas… Les livres d’artistes sont pour moi une école du regard et de la main.

 

Bruno Goosse, Classement diagonal, Bruxelles, La lettre volée, 2018 (graphisme Loraine Furter)

 

 

Éts. Decoux, Feeding the Parrot, Bruxelles, les Éts. Decoux et La Houle co-éditeurs, 2018

 

 

JB : Un livre, qu’il soit ou non un livre d’artiste, est toujours le produit d’une certaine technologie et tout changement technologique entraîne des changements du livre (aussi bien pour ce qui est de sa composante matérielle que pour ce qui est de son contenu). En ce sens, l’impact de la révolution numérique sur le livre d’artiste est sans doute considérable. Quelle serait pour vous la définition d’un livre d’artiste numérique et quels sont les enjeux, problèmes et opportunités confondus, pour la collection que vous  dirigez ?

 

SL : C’est une question très importante et je ne suis pas sûr que nous puissions la traiter ici rapidement. Oui, le livre a été, est encore peut-être, un instrument intégrant de la technologie de pointe, j’en ai donné quelques exemples plus haut, et c’est le cas depuis le début de l’imprimerie ; c’est aussi un médium (support) et un média (espace de diffusion) qui a une certaine stabilité dans le temps, il est intégré à notre appréhension du monde, nous savons très intuitivement comment le lire et le parcourir et il est surtout auto-suffisant. L’enjeu du numérique par rapport à la question du livre est un problème à plusieurs entrées. D’abord ce sont des médiums/médias différents et concurrents sur un certain nombre d’éléments comme le traitement et la gestion de l’information. Dans l’histoire des supports d’information et de communication, l’une des pratiques traditionnelles a été de faire migrer les contenus d’un support vers un autre plus performant : l’histoire du livre et celle du verbo-iconique témoignent de ces nombreux transferts. Or s’il y a un gain de confort et d’efficacité dans l’appréhension des données anciennes – par exemple celui disposer quand on le désire sur un smartphone, une tablette ou une liseuse d’un ebook – rapidement les contenus autrefois  supportés par des technologies antérieures montrent leurs limites face aux nouvelles lesquelles − après la période d’imitation et de remédiatisation – finissent par inventer leurs propres codes et contenus.

 

Prenons un exemple hors du livre dans notre histoire récente : au début de la démocratisation d’internet, dans les années 1990-2000 en Europe, si vous cherchiez du contenu (textes, images, et surtout musiques ou films) vous téléchargiez, souvent illégalement, des créations produites pour les formats natifs existants et dans une qualité qui, à la faveur de l’évolution rapide des Technologies de l’Information et de la Communication, devenait de moins en moins satisfaisante pour la qualité de vos écrans d’ordinateur… Si vous téléchargiez par exemple une série télévisée américaine, qui était indisponible sur le marché européen, vous passiez par des plateformes de partage et obteniez dans le meilleur des cas le document que vous cherchiez dans l’état où il a été enregistré : qualité basse, coupures de publicité incessantes, pas de sous-titres… Pour répondre à la demande croissante, une communauté de « fans » se constitue pour offrir un montage aux standards européens avec la suppression de la publicité et rapidement vont émerger de nouveaux formats de compression vidéo plus faciles à télécharger et à lire, de nouveaux modes de téléchargement ainsi que des plateformes de streaming illégales à la faveur de l’augmentation des débits. Avec l’afflux de l’offre et de la demande, la mise à disposition des épisodes très vite après leur sortie, les communautés de « fans » (les subbers) s’organisent pour proposer de sous-titres dans les 24 heures… Puis la venue de nouveaux acteurs comme Netflix ou Amazon qui vont tirer parti des transformations impulsées par les internautes en proposant toujours plus de contenus adaptés à leurs demandes et se positionnant différemment des acteurs traditionnels (les chaines de télévision) : avec un abonnement mensuel, on supprime la publicité ainsi que tout une partie du système d’attente qui lui est inhérent et qui a été mis en place avec le roman-feuilleton dans les journaux du dix-neuvième siècle dans le but de fidéliser le lecteur – de le rendre captif en somme de l’attente générée par le feuilleton et donc disposé en contrepartie à regarder la publicité. Ces nouveaux acteurs prennent le contrepied du système médiatique existant proposant l’ensemble d’une saison ou d’une série d’une traite, tout en préservant les ressorts narratifs des feuilletons et le séquençage en épisodes à d’autres formats comme les documentaires ou même des films (qui deviennent des mini-séries), avec l’idée de garder une ligne éditoriale reconnaissable à l’extérieur de l’environnement créé… Mais évidemment cela reste une prison dorée qui uniformise les cultures audiovisuelles.

 

On retrouve, mutatis mutandis, la même chose pour la musique avec des plateformes comme Spotify, Apple music, Deezer etc… Tout cela a pour conséquence la transformation de la manière de diffuser et de produire de la culture et du divertissement en obligeant les acteurs traditionnels de ces industries ainsi que les créateurs à s’adapter et chercher d’autres sources de revenus. Si l’intérêt de produire un format (durée) de musique a été déterminé pour la capacité d’un support particulier, comme le disque à microsillons ( ex : vinyle) ou le compact disc (cd), quel intérêt y-a-t-il encore pour un musicien de produire un Album, un Long play (LP), ou Extended play (EP), ou un Single – autant d’appellations que l’on utilise encore aujourd’hui – alors que la musique est pour une large part dématérialisée ? L’une des réponses : ce sont des formats connus et identifiables par le public, dimensionnés pour répondre à un marché existant et pour les passages à la radio ou à la télévision.

 

Sans refaire le même parcours avec le codex puis l’imprimé sur 2000 ans , ni même pour les livres d’artiste(s) − entre le dix-neuvième siècle, les années 1960-1980 et aujourd’hui −, force est de constater que de nombreux créateurs qui choisissaient autrefois le medium livre comme moyen de création ou de diffusion de leur travail, privilégient aujourd’hui les réseaux sociaux comme Facebook ou Instagram, ou encore le microblogging (ex : Twitter) − même si le livre reste pour un certain nombre d’entre eux une forme de légitimation ou de consécration. Mais de nombreux artistes interrogent ces nouveaux médias/médiums : avec son œuvre #In Memoriam, l’artiste numérique Mathieu Zurstrassen va même jusqu’à « fusionner » une borne d’enquêtes de satisfaction, objets qui pullulent dans tous les lieux publics, et interroger l’utilisation abusive de Twitter, cette nouvelle Agora, pour dénoncer notre société de contrôle.

 

Mathieu Zurstrassen, #In Memoriam, 2019

 

Quand trop de rapports négatifs sont émis, pour désapprouver par exemple une oeuvre attenante à la borne, un tweet délateur en latin est généré automatiquement par le compte Twitter @Torquemada (en référence au Grand inquisiteur) et envoyé directement à @Pontifex (compte du pape)…

 

Nonobstant, ces nouvelles formes de publication en ligne sont très uniformes, puisqu’elles sont « éditorialisées » par les plateformes comme Facebook et Instagram qui laissent peu de possibilités de jeu entre forme et fond comme le permet par exemple le livre. N’oublions pas cependant qu’il a fallu plus de 500 ans pour que les artistes s’approprient la matière livre, qui ont été longtemps affaire de spécialistes comme le codage l’est aujourd’hui − même si l’on assiste à de nombreuses tentatives de démocratisation. Que pourrait être dès lors un « livre d’artiste numérique » si l’on ne parle pas de remédiatisation de livre papier en numérique ? On s’étonnerait aujourd’hui de voir dupliquer sur nos interfaces numériques l’écran d’une télévision hertzienne pour voir de vieux programmes − imaginez un vieux tube cathodique à antenne sur votre écran HD, une télécommande virtuelle pour changer de chaine sans pouvoir choisir le programme et pourquoi pas bouger l’antenne pour améliorer la captation du signal − quand on nous disposons de plateformes publiques ou privées qui indexent les contenus et vont même jusqu’à numériser à nouveau et régulièrement certains contenus pour qu’ils soient compatibles avec nos nouvelles résolutions d’écran.

 

Or ce qui est curieux pour ce qui relève des livres, c’est ce que nous continuons de faire de la transposition numérique : la plupart des livres numériques imitent dans leurs formes, dans les gestes et comportements de lecture leur version physique alors qu’ils pourraient proposer une expérience un peu différente. On peut émettre de nombreuses hypothèses aux raisons d’une résistance à l’autonomisation de la création numérique dans le « giron du livre » de son modèle physique. Nous avons dans l’histoire de nombreux exemples de cette résistance. Le poète Martial, au premier siècle, fait déjà la promotion en vain du codex, support qui ne s’imposera qu’au cinquième siècle, à une époque où le rouleau de papyrus domine :

« Toi qui désire avoir partout avec toi les petits livres et souhaites leur compagnie pour un long voyage, achète ceux-ci que le parchemin enserre en de petits feuillets. Réserve ta bibliothèque aux gros livres ; moi, je peux tenir dans une seule main. » (Martial, Epigrammes, I, 2).

 

J’ai eu pour ma part l’opportunité de réaliser un livre numérique en format epub-3 avec ma collègue graphiste Justine Periaux, Henry Bauchau, l’épreuve du temps (2018) que vous pouvez retrouver ici. Certes il ne s’agissait pas d’un livre d’artiste mais d’un ouvrage mêlant articles scientifiques, documents d’archives et exposition numérique autour de l’œuvre et la personnalité d’Henry Bauchau.

 

Sofiane Laghouati et Myriam Watthee (dir.), Henry-Bauchau, l'épreuve du temps, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 2018 (livre numérique design graphique Justine Periaux)

 

Très rapidement comme le choix du format epub-3 nous permettait d’intégrer de la vidéo, nous avons naturellement commencé à penser le document autrement que comme un livre même si sa colonne vertébrale − introduction, chapitres et conclusion – est celle d’un livre.

 

Une autre dimension m’est apparue a posteriori : autant la lecture sur écran est agréable pour des séquences courtes de texte ; autant elle s’avère fastidieuse pour des formats qui, à l’image des articles scientifiques, ne lui sont pas réellement adaptés malgré la multiplication d’outils de recherche et d’annotation.

 

Dès lors, que pourrait être un « livre d’artiste(s) numérique » si par livre d’artiste(s) nous entendons l’investissement a minima de la matérialité du livre ? Quelle serait la profondeur de l’écran ? Quelle matérialité y investir ? Les technologies investies à leur réalisation pourraient-elles suffire à la déterminer ?

 

Durant les années 2000-2010 il y a eu de nombreuses tentatives de créations numériques convoquant le monde du livre : peut-on pour autant parler de livres d’artiste ? Je ne crois pas. Nombre d’entre elles, dont il ne reste parfois au mieux qu'une captation vidéo, ont été recensées par des collègues de l’Université de Québec à Montréal (UQAM) : le laboratoire « Nouvelles textualités et nouvelles technologies » (NT2) et leur revue hypermédiatique bleuOrange. Bien souvent ces œuvres sont celles d’artistes venant ou associé.e.s à des spécialistes du codage ou de la P.A.O. : le modèle de la chaîne numérique est relativement différent de celui de la chaîne du livre, aussi me semble-t-il difficile de parler de « livre d’artiste » numérique quand peu d’éléments convoquent ou y interrogent ce qu’est un livre dans sa matérialité. Il y a également, au contraire du livre, une grande instabilité technologique de ces œuvres qui interroge leur pérennité – l’obsolescence technologique est aussi le problème des œuvres transmédiatiques qui mêlent support papier avec différents dispositifs numériques. Cela soulève donc également des enjeux, passionnants du reste, quant à la conservation et patrimonialisation de ces œuvres. Pour s’assurer de leur accessibilité, dans plusieurs décennies, faut-il garantir les conditions d’expérimentation sur les supports et environnements natifs de ces créations ? Ou faut-il s’assurer de la remédiatisation des supports, à l’instar des émulateurs que l’on utilise aujourd’hui pour les jeux vidéo produits depuis les années 1970 ? Comme le cadre en peinture, les conditions de production et de diffusion de l’œuvre font-elles partie de l’œuvre numérique ?

 

Ces questions sont loin d’être anecdotiques, nos réponses en tant que sociétés seront autant de témoins de qui nous avons été auprès des générations à venir. À une époque où l’évolution et l’obsolescence techniques sont rapides, que diront de nous demain les œuvres et les objets numériques que nous produisons aujourd’hui si, de surcroit, les générations futures ne sont plus en mesure de les observer pleinement (en les faisant tout simplement fonctionner) ?

 

Pour autant on voit naître de nouvelles manières de raconter des histoires, de créer du contenu numériques, de créations artistiques qui interrogent à nouveaux frais l’histoire de l’art et de la littérature qui sont vraiment passionnants.

 

Dans son œuvre Vidéo Club Sandwich (2019), l’artiste belgo-portugaise Natalia de Mello a superposé trois ordinateurs portables, donnant le sentiment de disposer d’un livre ouvert que l’on s’apprête à feuilleter et sur les pages duquel diverses vidéos, réalisées entre 2001 et 2011, sont diffusées. La texture, la qualité et le grain des différents films disent leur propre temporalité. Ce livre d’images, qui n’en est pas un, oscille entre l’œuvre et l’archive d’une artiste qui a documenté sa propre réflexion sur l’interface homme / machine et les frontières avec lesquelles elle ne cesse de jouer dans une mise en scène spéculaire. À chaque page-écran est opposée une feuille-miroir créant une indécidabilité entre l’image et son reflet. La mise en espace déborde toutefois le livre- ordinateur puisque l’on retrouve sur la table, qui participe de l’œuvre, d’autres image-écrans imprimées sur la table – qui est une représentation instantanée d’un « bureau » d’ordinateur, dont les nombreuses fenêtres ouvertes font écho à la multiplicité de nos activités mentales − qui sont manipulées pour former une sorte d’image d’un néoplasticisme 3.0. et low-tech. Ainsi par un retournement inattendu, l’ordinateur-devenu-livre-redevenu-écran, à cette altération près que l’image accueillie, après cette itération, n’est plus l’instantané d’un bureau d’ordinateur mais une œuvre nouvelle.

 

Natalia de Mello, Vidéo Club Sandwich, 2019, ( © Dominique Libert )

 

À l’instar du travail de Natalia de Mello, les pratiques nouvelles qui s’affirment à la faveur du développement des Technologies de l’Information et de la Communication nous invitent, plus qu’à déplorer la disparition d’une culture ou louanger l’avènement de nouvelles, à prendre du recul et à reprendre le cours médiologique et médiatique d’une histoire dont le livre a été longtemps un maillon central. Mais peut-on encore qualifier ces œuvres avec les mots du livre ? Il est du reste certain que la présence du numérique dans les pratiques artistiques du livre, qu’elle soit conscientisée ou pas, a profondément affecté notre rapport au livre.

 

 

JB : Comment voyez-vous l’importance pour le livre d’artiste d’un autre phénomène qui est en train de modifier la structure médiatique du livre : l’audiolivre ? Y aurait-il de la place dans votre collection pour des « audiolivres d’artiste » ?

 

Il est vrai que nous assistons depuis un peu plus de deux ans à un véritable engouement sociétal pour le format audio : même si Apple avait déjà développé en 2012 une application dédiée aux formats « Podcast », ce que nous appelons en bon français de la « baladodiffusion », Google a pressenti qu’il y a un nouvel enjeu autour des formats audio en créant en 2018 son application et son moteur de recherche dédié aux podcasts. Il en va de même avec les services de « streaming » comme Spotify, qui était jusqu’alors plutôt focalisé sur la musique et qui ont décidé d’investir beaucoup de moyens dans l’accueil et le référencement de ces contenus sur sa plateforme. On le sent, particulièrement depuis le premier confinement, une véritable offre audio s’est développée concomitamment à une demande croissante des utilisateurs. Et cela est tout à fait compréhensible : le format audio requiert moins d’attention qu’un format vidéo vous laissant libre de faire autre chose (marcher, courir ou conduire…). Et si l’on trouve toute une série de contenus, les audiolivres ont semble-t-il retenu plus que d’autres l’attention de différents acteurs, en particulier les éditeurs traditionnels du livre, les libraires ou encore de nouveaux venus qui tâchent de faire leur place ou survivre face à des géants des GAFA dont Amazon et son service Audible sont la partie la plus apparente. En Belgique, la revue des Lettres numériques de la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour laquelle je suis conseiller scientifique, propose une belle et courte synthèse en deux parties des « Rencontre interprofessionnelle du livre lu du 12 juin 2018 » et des problématiques et enjeux que soulève l’audiolivre.

 

Pour autant, ce que l’on appelle aujourd’hui audiolivre recouvre une réalité à plusieurs dimensions : il y a la lecture et l’adaptation d’œuvres littéraires, de poésies et de théâtre qui sont des choses relativement anciennes puisque l’on retrouve ces contenus à la radio depuis au moins les années 1930-1940. Et l’on se souviendra d’Apollinaire lisant « Sous le pont Mirabeau », poème exhumé des archives et dont l’enregistrement date des années 1911-1914. Il  y a également toutes les créations sonores commandées à des écrivains entreprises à partir des années 1960, comme « L’Atelier de création radiophonique » (1969-2001) sur France Culture, où l’on retrouve des écrivains remarquables comme Claude Ollier, Claude Simon, Michel Butor… Le professeur Pierre-Marie Héron associé à plusieurs collègues fait un travail exceptionnel autour de ce type de production. On peut citer également les travaux réunis par Abigail Lang, Michel Murat et Céline Pardo autour des Archives sonores de la poésie (Presses du réel, 2020), ou encore l’application pour smartphones Opuscules visant à la promotion de la littérature québécoise où l’on peut entendre les auteurs lire leur propre texte. Pour tous ces formats et leur patrimonialisation évidemment les institutions en charges de la mémoire audiovisuelle sont plus qualifiées que nous pour les stocker. Je n’hésite pour ma part jamais à solliciter ces divers formats dans le cadre des expositions que je réalise : la manière dont les artistes ou écrivains appréhendent un format comme l’image ou le son, éclaire souvent également l’ensemble des autres pratiques contemporaines.

 

Dans le cadre d’une exposition, Bye Bye Future !, j’avais demandé à Lectures électriques, un duo composé de Laurie Bellanca et Benjamin Chaval, de réaliser une immersion sonore dans des extraits d’œuvres en rapport avec la thématique de l’exposition. Travaillant habituellement à  la manière d’une création radiophonique en direct, ils ont réalisé une lecture performance qui a été enregistrée pour les commodités de l’expérience. Pour moi, cette création pourrait s’apparenter à ce que vous désigniez par « audiolivre d’artiste » dans la mesure où il y a, dans cette dérive de livre en livre dans un corpus établi, quelque chose qui travaille la matérialité du livre ou du moins, pour être plus précis, de la littérature.

 

 

Nous disposons du reste à Mariemont de plusieurs œuvres en format audio réalisées par des créateurs qui ont également réalisé des livres d’artistes : des cassettes, dans divers formats, des vinyles dont une œuvre de Christian Boltanski, certaines œuvres sur CD audio ou CD-Rom… Saura-t-on toujours les lires dans quelques années ?

 

Christian Boltanski, Livres, Paris- Cologne, Association Fr. d'Action Artistique 
Galerie Jennifer Flay, Verlag der Buchhandlung Walther König , 1991(Boitier)

© Musée royal de Mariemont - M. Lechien

 

Est-ce que l’engouement pour les formats audio à une époque où l’audiovisuelle est aussi développée sera une tendance pérenne ? Je ne saurais le prédire. En revanche, j’y vois deux choses positives : un engouement important pour les contenus culturels et une sorte de résistance à cette économie de l’attention qui vampirise tout notre temps libre pour des temps d’écran captifs.