Courir

Pascal Leclercq

 

1

 

Cette année-ci, tout le monde s’est mis à courir.

Les enfants comme les parents, les avocats comme leurs clients, les médecins comme leurs patients, les prisonniers avec leurs gardiens, les patrons après leurs employés, les chats après les chats.

Les maçons avec des briques dans les poches, les enseignants avec des livres dans leurs cartables, les garçons de café avec un plateau en équilibre sur la paume de la main et les piliers de comptoir le zinc cloué dans le dos.

Partout, on ajoute de la difficulté à ce qui est, sommes toutes, le plus vieil exercice du monde. C’est à qui courra le plus vite, le plus longtemps, de la plus complexe façon.

 

2

 

Bien entendu, il y a ceux qui courent depuis toujours.

Les pressés, les blessés, les retardataires, les déréglés hormonaux, les performeurs, les ambitieux, les ambulanciers, les boursicoteurs, tous les professionnels de la course.

Cette fois, pourtant, c’est différent : tous se sont mis à courir pour courir. Si bien que dans l’immense course que devient le monde, ceux qui étaient partis les premiers se font rattraper, les poursuivis déjà deviennent les poursuivants, les malfaiteurs pourchassent les justiciers, les attrapent et les envoient à l’ombre cuver leur défaite. On imagine la confusion.

 

3.1

 

Ceux qui couraient après le temps perdu, – maintenant qu’ils courent pour courir, le temps perdu ne les intéresse plus. Seul importe à présent pour eux le temps gagné.

Le temps perdu se sent plus perdu que jamais, il erre aux abords des écoles, des hôpitaux, des administrations, sur les bancs publics, aux frontières des cités, dans les jardins d’enfants. Le temps perdu s’accumule, s’amoncèle, forme ici et là de gros tas de temps perdu, ça fait désordre.

 

3.2

 

Un conseiller communal s’indigne, rejoint aussitôt par un autre en courant, puis par un troisième, un quatrième et un cinquième, jusqu’à ce qu’une majorité de conseillers communaux, indignés pour de bon, réclament la fermeture des écoles, des hôpitaux, des administrations, des bancs publics, des frontières des cités et des jardins d’enfants, pour cause de temps perdu qui ne se rattrape jamais et, même en ces endroits, ne trouve plus preneur.

La faute aux écoliers, aux hospitalisés, aux fonctionnaires, aux promeneurs solitaires, aux enfants, à leurs nourrices, à leurs mères, à leurs pères, à leurs frères et à leurs sœurs qui tous se sont mis à courir au lieu de perdre leur temps.

 

4.1

 

Les coureurs de jupons dédaignent tout contact avec le linge fin, depuis qu’ils se sont mis à courir pour courir.

Les jupons s’en offusquent, ils ne voient pas en quoi courir pour courir est charnellement plus intéressant, ou intellectuellement plus riche, que de courir après eux.

 

4.2

 

Dès lors, les jupons se mettent eux aussi à courir.  Pas après leurs anciens adorateurs, non : les jupons courent les filles. Partout on les voit pourchasser les demoiselles, dans les rues, dans les couloirs du métro, dans les grands magasins, dans les rêves de celles qui n’en ont malheureusement rien à faire, car elles sont elles-mêmes en passe de s’en aller courir.

Or, le froufrou ne sied pas à l’athlète. Ainsi vont les jupons, de plus en plus amers, de désillusion en regret, d’abandon en refus.

 

5

 

Le personnel politique supporte mal d’avoir une guerre de retard, quitte à en avoir toujours une d’avance. Sentant le vent tourner, les administrés s’élancer, il s’est mis à courir cette année-ci, – et plus après les voix des électeurs : ceux-ci comprendraient-ils qu’on coure pour une autre raison que la seule recevable ?

Et les voilà qui désormais courent gratis, pour des prunes, comme s’ils n’avaient que ça à faire. Leur situation particulièrement pénible trouve un écho chez certains citoyens, qui n’hésitent pas à courir aux côtés de leurs élus, manifestant leur compassion pour un désarroi qu’ils ne leur ont jamais connu.

Les plus rusés exploitent cet élan d’empathie.

 

6

 

Les chiens sont aux abois : dès le matin, on les emmène courir, on les sort à midi pour un jogging, et il n’est pas rare qu’on fasse avec eux quelques tours du pâté de maisons, le soir, au pas de course, histoire de travailler en profondeur les performances.

Chaque médaille, cependant, a son revers : plus question de courir après les chats, il leur est interdit de courir pour autre chose que courir. Rares sont les chiens qui ne doivent pas montrer des dents pour défendre une écuelle d’eau ; certains hommes considèrent que, haletant, ils sont en droit de revendiquer la désaltération gratuite, et de plonger bouche en avant dans les gamelles en alu de la population canine.

 

7

 

Les plus mal lotis sont les coureurs cyclistes. Jusque là, ils n’ont pas souffert du mépris avec lequel sont envisagés leurs collègues automobiles, mais à présent que le monde entier court, leur chevauchée est considérée comme immorale, voire artificielle.

Certains militants extrémistes de la course à pied répandent des rumeurs infamantes à propos des motivations des arpenteurs de pelotons, – qu’ils font passer pour équivoques, ou de leur sprints en fin de courses, –  qu’ils accusent d’être impurs, froids, dépassés.

Dans les cafés, sous la pression des ligues de marathoniens, on refuse de servir à boire aux hommes et aux femmes arborant l’entrecuisse doublée de peau de chamois.

 

8.1

 

Tout le monde ne perd pas le sens du plaisir et du dépassement de soi, qui sont l’essence même de la course à pied, mais les personnes qui restent attachés à ces valeurs sont comme écrasées, piétinées par les déferlantes de coureurs intéressés, partisans d’une course totale et porteuse de l’unique sens de la vie. Ces derniers surgissent à toute heure du jour et de la nuit, arrachant tout sur leur passage, ne s’inquiétant ni de leur impact sur leur environnement direct, ni des nuisances qu’ils occasionnent sur le long terme.

 

8.2

 

Gardiens scrupuleux d’un idéal intégriste, – mais à peine voilé, certains se retirent dans des contrées oubliées de dieu et de la civilisation, afin de pouvoir vivre leur présent dans une grande, une époustouflante course en solitaire, au terme de laquelle il ne leur reste, exsangues, la face en décomposition contre la piste, qu’à mourir d’avoir couru pour courir.

 

9.1

 

Cette année-ci, tout le monde s’est mis à courir, dans tous les sens, de tous côtés, sans s’arrêter et sans savoir pourquoi. Tout le monde s’est élancé, comme une poule sans tête ou comme un dératé, tout le monde s’est mis à courir sans raison plus que de raison. Et ceux qui ne courent pas pestent de ne pouvoir, d’être mis au ban de la société, de passer pour menteurs ou fainéants, pour traîtres à la nation, voire renégats : on en arrive à les traquer, à leur courir après – dans l’espoir qu’ils se mettent eux aussi à courir, et dans le cas contraire, ce n’est pas bien difficile de les attraper !

 

9.2

 

On les envoie alors en camps de rééducation, où des entraineurs les prennent en charge, leur apprennent à courir et à évoluer enfin au sein des valeurs de la course.

Si cela s’avère impossible, on les enferme dans des camps où on les abandonne à leur lenteur, pour qu’ils en meurent entre eux. Mais cela ne pourra pas durer, c’est couru d’avance.

 

 

( Liège, novembre 2019 )