Magali Nachtergael

Déplacement de la littérature

Images, corps et remédiations biotechnologiques

1  Donna Haraway, « Manifeste Cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », Manifeste cyborg et autres essais, sciences, fictions féminismes, tr. fr. L. Allard, D. Gardey et N. Magnan, Exils, 2007, p. 29-105 et Celia Lury, Prosthetic Culture : Photography, Memory and Identity, Routledge, Londres – New York, 1998.

 

 

2 W.J.T. Mitchell, Picture Theory. Essays on verbal and visual representation, Chicago, University pf Chicago Press, 1994.

 

3  Vincent Kaufman, Dernières nouvelles du spectacle, ce que les médias font à la littérature, Seuil, 2016.

 

 

4  Magali Nachtergael, « Nouvelle figure de l’auteur. L’ère photographique 1970-2010 », Jacqueline Guittard (dir.), Littérature et photographie: frictions du réel, Revue des Sciences humaines, Lille, mai 2013, p. 29-42

 

 

5 Je me permets de renvoyer à mes travaux sur les mythologies individuelles, et en particulier sur les opérations critiques à l’œuvre dans cette mise en réflexivité de soi dans des médias qui intègrent directement la figure de l’auteur, notamment : « Le sujet exposé au miroir de l’art et des sciences humaines. Christian Boltanski, Roland Barthes, Jacques Derrida et Jean-Luc Nancy », Sylvie Jouanny et Philippe Weigel dir., Les Intermittences du sujet : écriture de soi et discontinu (1913-2013), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 333-351.

 

 

6 Voir la page de sa galerie Annka Kultys, Molly Soda, http://www.annkakultys.com/artists/molly-soda/ (consulté le 14 janvier 2020)

 

 

7  Il s’agit plus d’une redécouverte que j’ai expliquée dans Magali Nachtergael, « Le devenir-image de la littérature : peut-on parler de « néo-littérature » ? », Pascal Mougin dir., La Tentation littéraire de l’art contemporain, Figures, Presses du Réel, 2017, p. 139-152.

8  Céline Pardo, La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2015 ; Jan Baetens, À voix haute. Poésie et lecture publique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2016 ; Cristina de Simone, Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969), L’écart absolu, Presses du réel, 2018.

 

 

 

9  Jacques Donguy, Poésies expérimentales. Zone numérique 1953-2007, Dijon, L’écart absolu, Presses du réel, 2007 et Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture. Du langage à l’âge numérique, tr. fr de l’américain de François Bon, Paris, Uncreative Writings, Jean Boîte éditions, 2018, voir également les pages de l’Electronic Poetry Center de Charles Bernstein : http://writing.upenn.edu/epc/ , consulté le 12 janvier 2019

 

 

10  Lionel Ruffel, « L’imaginaire de la publication. Pour une approche médiatique des littératures contemporaines », L’art même, n°70, été-automne 2016, p. 8-10 et Brouhaha. Les mondes du contemporain, Verdier, 2016.

 

 

11  Emmanuelle Pireyre, Chimère, L’Olivier, 2019 et voir la genèse du roman par Emmanuelle Pireyre, documentation de lecture-performance, cycle Ecrivains présents, Laboratoire Marge, Université de Lyon III, 7 décembre 2017, disponible en ligne : https://webtv.univ-lyon3.fr/videos/?video=MEDIA171212134237711

 

12  Jürgen E. Müller, Texte et médialité, Mannheim, Lehrstuhl Romanistik, Universität Mannheim, 1987.

13  Jean-Pierre Bobillot, « Naissance d'une notion : la médiopoétique », Nadja Cohen, Anneliese Depoux, Céline Pardo et Anne Reverseau, Poésie & Médias, Paris, Nouveau Monde, 2012, p. 155-173.

14  Dick Higgins publie son manifeste dans la revue Dé/collages de Wolf Vostell, Dick Higgins, « Statement on Intermedia » (1966), édité pour la première fois dans Wolf Vostell, Dé-coll/age (décollage), New York – Francfort, Something Else Press – Typos vergal, juillet 1967.

 

 

15  N. Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge, Mediaworks Pamphlets, MIT Press, 2002 et Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire, littérature et technologies du 19e au 21e siècle, Grenoble, ELLUG, 2010, disponible en ligne : https://books.openedition.org/ugaeditions/557

 

 

16  Dans le prolongement de sa réflexion, j’ai entrepris d’interroger la néolittérature à l’aune ces interactions entre médium et création, dans la perspective d’une implication politique du médium pour un essai à paraître en 2020, Poet Against The Machine.

 

 

17  David Ruffel, « Une littérature contextuelle », Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), 2010, Littérature, no 160, « La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », p. 61 à 73.

18  Pascal Mougin, Moderne / contemporain, art et littérature des années 1960 à nos jours, Figures,  Presses du réel, 2019.

19  Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, Cambridge, MIT Press, 1998.

 

20 Ibidem, p. 11 et 12.

 

21 Ibid., p. 45

 

22  Idem.

 

23  Voir le livre qui accompagnait l’exposition récente de David Shrigley, Problem, éd. Printemps de Toulouse, 2019.

 

 

24  Bernard Vouilloux, « Médium(s) et média(s). Le médial et le médiatique », Fabula / Les colloques, Philippe Ortel dir., Création, intermédialité, dispositif, en ligne :  http://www.fabula.org/colloques/document4419.php, page consultée le 19 juillet 2018, parag. 6.

 

 

25  Pour un point sur le débat, à partir de MacLuhan, qui considère le « médium comme extension de l’homme »  jusqu’à l’approche proposée en études culturelles, voir Jan Baetens, « Le médium n’est pas soluble dans les médias de masse », Bernard Valade dir., Le XXe siècle saisi par la communication, Hermès, n°70, 2014,p. 40-45

 

 

26  Bernadette Wegenstein, Getting Under The Skin, Body and Media Theory, Cambridge, MIT Press, 2006.

 

 

27  On pense récemment à des initiatives comme le festival Extra ! des littératures vivantes au Centre Pompidou, le festival Littérature ETC à Lille ou le cycle des Ecritures bougées (Aziyadé Baudouin Talec dir.) qui depuis plusieurs années rendent visible le travail des autrices/auteurs sur scène.

 

 

28  Je renvoie à la « note

 programmatique » de Jérôme Meizoz, « Littérature et art contemporain : la dimension d’« activité » », COnTEXTES [En ligne], Varia, 2018, consulté le 13 janvier 2020  https://journals.openedition.org/contextes/6470

 

 

 

 

29  Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, tr. de l’allemand par Frédérique Vargoz, Dijon, Média / Théories, Presses du réel, 2018.

 

 

30  Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire, op. cit., p. 67.

 

31  Je renvoie à Walter J. Ong, Oralité et écriture. La technologie de la parole (1982), tr. fr. de l’américain par Hélène Hiessler, Graphê, Les belles lettres, 2014.

Penser les prothèses d’un texte

Dans le mot « littérature » surgit encore épaisse, massive, l’idée de roman. Malmené par les Surréalistes, chirurgicalement dépecé par Alain Robbe-Grillet, défiguré par Samuel Beckett, utilisé pour travestir la vérité par l’autofiction, engagé dans le nouveau récit social, il a survécu à bien des attaques. Sans doute la plus pernicieuse est-elle liée à la mutation des supports contemporains de lecture et ce que l’on a appelé la révolution numérique, ou peut-être devrait-on dire, la re-médiatisation du récit, puisque la forme-livre a été bousculée dans le monopole de diffusion et de publication dont elle jouissait. Celia Lury à la fin du 20e siècle parlait de « prosthetic culture » qui affectait la mémoire et les corps, à la suite de Donna Haraway qui invitait à penser le corps-machine comme un cyborg1. La poésie, enfant pauvre de l’édition mais toujours métamorphe, s’est mieux accommodée de ce changement de paradigme qui a vu apparaître à la fin du 20e siècle l’ère des images, l’avènement du spectacle et la domination des valeurs du visible (et désormais de l’audible) par opposition à celles du lisible. Ce tournant désigné par le théoricien W.J.T. Mitchell comme le « Pictorial Turn »2 de la modernité technologique est évidemment lié à l’essor des écrans télévisés puis des ordinateurs personnels et enfin des smartphones, un outil impliquant une plus grande intimité et proximité avec ses utilisateurs : même si le livre est toujours présent, ce tournant pictorial reconfigure les modes de lecture mais aussi d’écriture, d’adresse et de publication. Dans son essai aux accents pamphlétaires Dernières nouvelles du spectacle3, Vincent Kaufmann faisait remonter cette spectacularisation néfaste de la littérature et de la figure de l’auteur à l’émission culturelle Apostrophes, diffusée entre 1975 et 1990 en France et présentée par Bernard Pivot. Pourtant bien au-delà de la mise en scène de certaines figures littéraires, certains ont joué avec ce nouvel état de la figure de l’autrice/auteur4 et en ont fait une véritable posture au sens de Jérôme Meizoz, un ethos médiatique, au sein même de leurs œuvres : faisant entrer la photographie dans leurs textes, ils n’étaient plus seulement les objets de la médiatisation (au sens public de « média » de masse) mais bien à leur tour les auteurs de cette re-médiatisation des images (dans ce cas au sens de « médium », support), du texte, et par conséquent des discours5. Cette manière d’être autrice/auteur à l’ère médiatique s’accompagne donc d’une maîtrise d’un nouveau médium. En plus du livre, l’écran et ses modes de publication, font de la performance même de l’autrice/auteur en tant qu’autrice/auteur un élément de son statut artistique, voire de sa création elle-même. On pense à Sophie Calle et plus récemment, à l’artiste du ready-made autobiographique sur Internet, Molly Soda6.

 

Molly Soda, It’s ok, no one can see us (détail), vidéo en ligne, 35’, 2016, courtesy de l’artiste

A-t-on pour autant vu des formes littéraires apparaître ou disparaître ? Pas vraiment. C’est plutôt leur visibilité et leur situation symbolique dans ce que Pierre Bourdieu appelait le « champ littéraire » qui a évolué, au point parfois de mettre en péril des habitus socio-culturels. Aussi, des pratiques d’avant-gardes, auparavant reléguées dans les marges de la vie littéraire sont revenues sur le devant de la scène pleinement légitimées et même présentées comme un renouveau7. Plusieurs ouvrages ont ainsi mis en avant les pratiques de lecture en public et la performance orale impliquant le corps et une intégration physique du texte : l’expérience incarnée de la littérature reprend, grâce aux appareillages technologiques, une forme contemporaine, augmentée de prothèses techniques. Ces ouvrages qui retracent ainsi une histoire parallèle de la littérature silencieuse et livresque, Céline Pardo, avec la radio, Cristina de Simone, avec les scènes poétiques et théâtrales d’après-guerre ou Jan Baetens avec la lecture « à voix haute » proposent une véritable continuité historique de la littérature hors du livre mais physique - « embodied » dit-on en dans la critique anglo-saxonne - jusqu’à la période contemporaine8. Une autre branche de la poétique médiatique s’est évidemment trouvée sur les écrans, entrant dans une performance du texte-image associée à une esthétique de la machine, de la mécanisation jusqu’à jouer de processus algorithmiques pour faire de ces écrits d’écran des écritures conceptuelles, un fil que tracent notamment Jacques Donguy, Richard Kostelanetz, Charles Bernstein et Kenneth Goldsmith, à la fois poètes et spécialistes des littératures expérimentales9. En 2016, Lionel Ruffel revenait dans un article consacré à l’imaginaire de la publication sur la condition contemporaine de la littérature dans la foulée de son essai Brouhaha, les mondes du contemporain10. Il insiste sur la traversée des médiums et la facilité avec laquelle la relation homme-machine se fait dans l’époque contemporaine, prenant exemple sur Emmanuelle Pireyre qui thématise la chimère biotechnologique à la fois dans ses performances augmentées et les manipulations génétiques dans son dernier roman, Chimères, sur les OGM, organismes génétiquement modifiés11. C’est aussi cet état de transformation biotechnologique qui œuvre à l’arrière-plan de la néolittérature au 21e siècle, et c’est le sens du néologisme que j’avais forgé en 2012, une littérature multi-supports, médiamorphe mais aussi prise dans les filets d’une domination politique du technologique.

 

Emmanuelle Pireyre, documentation de Chimère, version lecture-performance (détail), cycle Ecrivains présents, Laboratoire Marge, Université de Lyon III, 7 décembre 2017, disponible en ligne.

 

Organisme modifié : mutation de l’œuvre par le médium

En introduction de l’un de ses ouvrages collectifs pionniers, Texte et médialité12, Jürgen E. Müller se demande, en 1987, si « les nouveaux médias mettent fin à l’écriture », mais surtout introduit le rapport texte et image dans une approche plus globale des médias qui se chargeraient « des fonctions et des possibilités de l’écriture et continu[eraient] leur développement ». Publié en Allemagne, l’ouvrage s’inscrit dans la perspective de la medienwissenschaft particulièrement active outre-rhin. Elle inscrit le texte dans une relation sémiotique avec la notion de « médialité » : le médium ouvre l’ère technologique et conduit l’humain à interagir avec des outillages à « prendre en main » de façon littérale mais aussi cognitive. Jean-Pierre Bobillot désigne l’étude des interactions entre poésie et ses médiums, la « médiopoétique »13 : l’analyse de la littérature avec ses supports ouvre en effet sur une autre question, celle de la technologie qui permet cette nouvelle forme de publication. Dans la généalogie de cette réflexion sur le médium et ses relations à la création, Dick Higgins et son Statement for Intermedia de 1966 pointe à son tour l’apparition du concept d’intermédialité sur la scène artistique et d’avant-garde. Aussi l’intermédialité est-elle bel et bien à considérer selon sa position première : une position d’avant-garde et contre-culturelle, qui s’inscrit, non pas dans un usage fonctionnel du médium, mais créatif. C’est autour Fluxus et des premières expérimentations du coréen Nam June Paik qui impliquait machines, écrans et corps en performances ou de l’Allemand Wolf Vostell, présentées notamment en 1963 dans le festival Fluxus « Music/Electronic Television » (Wuppertal)14  qu’Higgins énonce une modalité créative fondée sur une relation et une intégration directe de médium technologique dans la création plastique, visuelle mais aussi poétique.

La poésie sonore, impliquant l’action directe de l’auteur avec un engin d’amplification et d’enregistrement en est alors le précurseur, mais l’ajout de l’image par le biais du médium télévisuel ajoute une dimension supplémentaire qui fait passer la sonorisation au multimédia. N. Katherine Hayles et Isabelle Krzywkowski ont ainsi analysé les « machines à écrire »15 qui structurent à la fois les textes et les imaginaires de la création poétique et littéraire16. Car ces outils technologiques, de la machine de type Remington au traitement de texte, implique des mouvements de pensée qui accompagnent des gestes d’écriture spécifiques, comme la possibilité d’effacer, réimprimer voire maintenant dicter directement. Il est loin le temps de la sténodactylographe qui mettait au propre les écrits, rôle souvent dévolu aux compagnes quand elles en avaient le loisir, renversant aussi par la même occasion les statuts d’auteur-trice. Dans cet état de publication technologisé, sur les blogs, les auto-éditions avec impression à la demande et bien entendu, les vidéoperformances qui ouvrent à ce que Gilles Bonnet a désigné comme la « littératube » (mot-valise contractant littérature et YouTube), la prééminence du livre dans la création littéraire se déplace vers des pratiques soit toujours institutionnelles et classiques (on les retrouve généralement dans les sélections de prix littéraires), soit des petites éditions plus confidentielles, de niche, avec une valeur ajoutée à la fabrication de l’objet  (les éditions Derrière la salle de bains par exemple, des livres faits à la main). On reconnaît aussi un effet de rassemblement autour d’un « esprit de la maison » autour de la collection Les petits matins, les éditions de L’attente, Al Dante, Jean Boîte ou les Presses du réel. Ces pratiques réassignent aussi un lien bibliophilique sensitif et émotionnel avec l’objet livre (par opposition au poche standardisé selon des normes industrielles).

Le regard porté sur les œuvres textuelles hors du livre appelle donc un déplacement du regard au-delà du paratexte  mais aussi à tous les implicites qui le composent : forme éditoriale, auteur-trice, lieux de publication pour entrer progressivement dans une analyse du support et aux usages de ce texte, ce que David Ruffel nomme une « littérature contextuelle »17. Lorsque Sandra Moussempès publie Colloque des télépathes aux éditions de l’Attente, elle y ajoute un disque audio au titre différent du livre, Post-Gradiva. Ce CD, qui contrairement au livre, dépend de technologies à l’obsolescence programmée, accompagne la lecture sans la reconduire directement : on entend en alternance des sonorisations vocales, des extraits de textes lus par une voix masculine (Antoine Boute) ou des morceaux chantés. Ce disque reconduit la matière textuelle en la déformant et en lui donnant la forme adaptée à une écoute flottante, musicalisée et atmosphérique. Moussempès par ailleurs performe des lectures dans d’autres contextes, sur scène. Ce dernier avatar du texte l’ouvre à une potentialité plastique qui n’est pas entièrement et directement perceptible dans l’imprimé seul. Le texte sort ainsi de sa visée moderniste, comme l’indique Pascal Mougin dans le passage du « moderne » au « contemporain »18, et s’émancipe de la forme fixe de la page pour entrer dans la virtualité d’une performance ou plutôt d’une actualisation. On en vient donc à analyser non seulement le contenu discursif et linguistique d’une œuvre mais aussi ses modalités de performance qui obligent aussi à reconsidérer certains réflexes critiques.

 

Sandra Moussempès, Colloque des télépathes, performance Festival Bifurcations, 30 novembre 2019, Nantes, photo : Eric Arlix

 

Qu’est-ce que la « remédiation » ?

Venue de la théorie des médias, la notion de « remédiation » permet d’envisager le passage d’un support à un autre, un médium à un autre19. Cependant, comme le précisent les théoriciens des médias Jay David Bolter et Richard Grusin, le principe de remédiation n’est pas propre à l’ère numérique, il a été constant dans les pratiques culturelles et créatives20 . Le concept de remédiation s’inscrit quant à lui dans une transposition d’un médium à un autre, afin notamment de le « remotiver »21 et qui est, pour Bolter et Grusin, le fondement du « nouveau média »22 : « we call the representation of one medium in another remediation, and we will argue that remediation is a defining characteristic of the new digital media » . Toutefois, la remédiation peut participer d’un mouvement découplé : bien sûr, il s’agit avant tout chose d’un transfert sur un support, mais aussi un déplacement de l’audience, de la réception et de la forme même du texte, pour le cas qui nous occupe ici et comme l’illustre la pratique de Sandra Moussempès, que l’on rencontre également chez Jérôme Game ou plus récemment chez David Shrigley23.

 

Jérôme Game, AroundTheWorld3.0, performance, Soirées Nomades, Fondation Cartier, 2010,
courtesy de l’artiste.

 

Il serait cependant réducteur de considérer « le new digital media » comme l’unique agent actif sur l’écriture et son imaginaire et de limiter l’impact de la « remédiation » à ses seuls aspects matériels ou technologiques. Si l’on observe le contexte médiatique plus large, dans les mass-médias par exemple, ce dernier concourt à modeler les perceptions de ces productions liées à des modèles phototextuels déjà anciens dans les médias de masse, comme le magazine, le roman photo ou le reportage. Il y aurait donc d’un côté le média, et de l’autre, le médium, qui, comme rappelle très justement Bernard Vouilloux, se voue lui-même à une pluralité d’acceptions24. Si la distinction entre média de masse et médium était possible avant le Web 2 .0, on se rend compte que la popularité d’images médiatiques qui circulent sur des interfaces d’éditorialisation autonomes (Twitter, Facebook, Youtube) nous invite à ne jamais séparer de façon stricte médium et média25. On trouve en effet des points de conjonction avec le médium en tant que support-substance, un amalgame entre le sens indiquant « l’interface entre sujet et objet » et le support technique. A considérer comme Bernardette Wegenstein26, le corps comme médium on ouvre ainsi le champ de la poésie performance à une remédiatisation qui implique directement le sujet créateur : non seulement il est possible d’utiliser plusieurs médiums et d’en devenir soi-même un, avec son corps humain dans une interaction « multimédiatique », au sens le plus physique.

 

Le corps-médium, un paradigme biopolitique contemporain

S’il n’était question que de médiums entendus comme d’objets inertes, les choses seraient sans doute plus simples. Machines à écrire, magnétophones, photocopieuses et ordinateurs personnels sont là pour accompagner le cours du progrès moderne : la littérature s’enrichit de ces interactions pour explorer des modèles poétiques et de pensée en phase avec les technologies de son temps. D’un côté, il s’agit bien d’une « extension du domaine de la littérature », englobant d’autres pratiques autrefois minorées et désormais légitimées par des évènements d’envergure nationale27. Ce développement est propre à des pratiques culturelles en expansion et en phase avec une contemporanéité sensible au règne de l’image mais aussi de l’expérience directe, d’un partage du sensible à même de faire communauté, même provisoire28 . Cependant, si l’on cherche à imaginer un peu plus loin les implications de ce changement de régime, même au plan poétique, on remarque une interaction technologique qui touche directement les habitudes de présentation de soi, de publication et une redéfinition des enjeux entre lectorat et auteur/autrice, laissant la place à un rééquilibrage des hiérarchies symboliques et morales. Aussi la relation au biopouvoir et à la politique représente aussi une des caractéristiques de ce passage à un régime pictorial de plus en plus panoptique, dans lequel le sujet est directement impliqué, par son image mais aussi par sa présence corporelle. Lorsque Foucault pense l’oppression biopolitique, il s’agit d’une gouvernance du pouvoir essentiellement à travers le corps médical – les dispositifs de vision sont quant à eux convoqués pour « surveiller et punir », un postulat que Friedrich Kittler considère central dans le développement technologique moderne29 . Aussi, penser l’interaction corps-machine et l’utilisation de l’outil machine avec l’outil corps montre bien à quel point la performance poétique ou artistique appuyée de technologie se situe dans un apprentissage qui a pour but de maîtriser de potentielles armes d’oppression ou de surveillance. L’esthétique du hacktivisme infiltre la production poétique qui détourne les messages pour en faire du poétique. Isabelle Krzywkowski reconnaît dans la technique du sampling travaillée par la scène post-poétique, Olivier Quintyn, Christophe Fiat et Anne-James Chaton, des « formes de résistance qui s’inspirent du hacking et du virus »30. Le corps, médium le plus communément partagé, est, au même titre les médiums technologiques, un agent politique. Si le médium a été « neutralisé » dans le livre par une pensée universaliste, tous les médiums sont non seulement politiques, mais ils peuvent même être des armes de domination des esprits tout autant que de résistances. Le gramophone, comme toutes les inventions modernes, provient, selon l’idée de Kittler, de la même idéologie productrice de progrès technologique : la guerre. En effet, dans une vision assez paranoïaque du monde moderne, Kittler rappelle que toute innovation a peu ou prou été commandée par des états-majors d’armée pour surveiller, collecter des informations et évidemment, dominer l’adversaire.

Aussi, partant de cette politique du corps-médium, les interactions entre pratique poétique et performance donnent l’occasion d’interroger les lieux de cette médiation par le corps, sa place, et le sens à leur donner. Lorsque l’on compare les sociétés de tradition orale avec les sociétés dites avancées technologiquement où la culture du livre domine, on se rend compte que la place de l’oralité y est problématique et éminemment politique. Prendre la parole en public est un acte social, non pas un geste du quotidien, comme dans des cultures moins ancrées (voire pas du tout ancrées) dans l’écrit. Aussi, la comparaison entre les scènes de la performance poétique française d’après-guerre et ses expérimentations sonores avec d’autres pratiques – sur les territoires européens et américains – issues d’autres contre-cultures, notamment dans la pratique du spoken word, du rap et de la performance artistique montre bien que l’oralité est une forme en soi de protestation, une manière de « prendre la parole » pour se faire entendre, être rendu visible mais aussi audible31. On y voit émerger des enjeux identitaires mais aussi de classe, de race ou de genre très différents de ceux énoncés par les poètes de la génération de Bernard Heidsieck et Jean Jacques Lebel qui travaillent de leur côté à déconstruire la conception de la littérature par le médium, « mettre la poésie debout », disait Heidsieck. La médiation par le corps amène la question de la réception des textes et son agentivité dans l’espace de publication : l’exemple du rap montre comment un corps social et technologique peut se retrouver à la place du « tiers médium » ou dans la situation du « mauvais médium » poétique. Pourtant, en observant le travail sur la sonorisation de la poésie et les pratiques performatives et technologiques des rappeurs, on constate une véritable continuité qui trace une histoire commune de la contre-culture poétique à travers les médiums poétiques et des résistances aux paradigmes dominants, tant esthétiques que culturels.

 

Devenir-image et technologies, des interactions incorporées

L’usage des machines technologiques dans cette médiation poétique est fondamental, et c’est elle qui fait entrer le poétique dans l’ère contemporaine : les technologies modernes, comme le magnétophone, la radiodiffusion, les tables de mixage et enfin les outils numériques permettent au poète de prendre techniquement en charge les moyens de production et de diffusion de ses performances, avec ou sans l’intervention de son corps. La littérature se performe, même sur un papier, sur une seule page : chaque effeuillement, en tant que décomposition du codex-référence, a sa signification et sa portée contextuelle, dans la continuité d’un geste artistique et poétique. On relèvera d’abord que les contre-cultures poétiques ont pris institutionnellement leur revanche. Mais au-delà de cette réévaluation du fait littéraire et ses contours, le paradigme contemporain relève plus d’une « néolittérature » qui traduit aussi des enjeux extra-textuels. Les médias technologiques ont eux-mêmes généré cette ère des images et le tournant pictorial évoqué plus haut. Déjà présent dans les avant-gardes historiques, avec la généralisation des outils d’enregistrement, appareils photos mais aussi vidéo désormais, et bientôt l’ordinateur personnel qui permet lui aussi de traiter des images et du texte, la littérature entre, vers la fin des années 1980, dans une écologie visuelle qui a perduré et où la figure de l’autrice/auteur comme de l’artiste se doit de performer son image. Le « devenir-image » de la littérature n’est donc pas simplement une métaphore d’un état esthétique ou spectaculaire de la condition littéraire. Il a une portée culturelle et implique la représentation des identités : les activités néolittéraires qui résultent de cette interaction constante entre image de soi, création et texte indiquent un jeu entre un pouvoir des images et la place du sujet, des réseaux de publication alternatifs et les outils technologiques de mise en scène de soi qui sont le quotidien de la modernité avancée. Cette esthétique du tracking, de l’algorithme et de notre propre remédiation constante sur le web font de nous, dans la modernité technologique, des êtres transmédiatiques, en constante remédiation. Les histoires, expériences littéraires, poétiques et plastiques qui en découlent témoignent des interactions avec un pouvoir technologique omniprésent. On ne peut ignorer les incidences directes sur les relations qu’entretiennent l’humain, le vivant et la notion de culture au sein de cet écosystème médiatique. Au sein des pratiques néolittéraires et engagées dans une interaction médiatique, ce sont aussi ces incidences que la poésie et l’art retranscrivent, déjouent ou embrassent pour les saisir, les mettre à distance et les détourner de leur fonction, pour éviter peut-être de se faire soi-même attraper et figer par la machine.

 

Signe Pierce, Digital Streams of an Uploadable Consciousness:
Stories 2016-2019,
flux vidéo à partir d’images Instagram en boucle, 2019

 

Signe Pierce, "big sister is watching you". Capture d’écran 2020-01-14 à 22.11.58