Jan Baetens

Entretien avec Sophie Loizeau

 

Jan Baetens : Tes premiers recueils (dont La Nue-bête, 2004, Prix Georges Perros, et Environs du bouc,  2005, Prix Yvan Goll) se sont fait remarquer par leur thématique inhabituelle, je veux dire hélas trop peu représentée dans le paysage poétique français : la sensualité, celle de la chair, du sexe, de la nature, de la nourriture, de la présence matérielle du monde. Depuis, cette orientation a pris de nouvelles formes, notamment sous l’influence de manières d’écrire plus expérimentales. Comment vois-tu l’articulation de cette sensualité et de la dimension forcément plus cérébrale de la recherche formelle ?

Sophie Loizeau : Dix ans séparent La Femme lit et Les Loups pourtant il me semble qu’il y a là une correspondance de l’un à l’autre. Les Loups ont pris un tour plus universel, la femme persécutée est devenu le monde, a étendu sa détresse aux animaux, aux arbres, à la nature toute entière. C’est la petite diane devenue Diane, la grande déesse enfin. Pour ce qui est de l’audace formelle, La Femme lit est le premier de la trilogie, elle a envie de tout foutre en l’air, le masculin dans la langue tout ça, elle est très en colère. La sexualité y est puissante. La langue y subit déjà pas mal de métamorphoses mais garde son épaisseur (son rapport au réel). Plus que féministe, c’est un livre Femen. En s’aventurant encore plus loin sur le plan formel Caudal (dernier volet de la série) perd sans doute en érotisme. Ce livre est un manifeste. Obnubilée par la langue, par ses capacités, j’y interviens de façon quasi chirurgicale. Pas sensuel, Caudal, mais pas totalement abstrait non plus. Des expériences sont tentées sur le corps : des déplacements, des inventions féministes, et cela donne des étrangetés, des objets linguistiques nouveaux, des perspectives. Car la langue française est d’une richesse extrême, souple faisant jouer ses terminaisons nerveuses, ses nombreux petits os et articulations. Féerie, un prochain livre, très important pour moi, renoue avec le désir et la sexualité tout en  maintenant une exigence formelle – pour qu’advienne quelque chose de confondant. J’entends par confondant : coïncidence (justesse) entre le réel et le corps de la langue. Permets-moi de citer La Chambre sous le saule « Je revisite sur le terrain les endroits où mon écriture est passée et je suis frappée de les reconnaître. Je suis frappée par la vérité qui s’en dégage. La chose écrite fonctionne. Sa coïncidence ave le réel ne fait pas un pli ».

 

JB : Dans ton travail, la critique féministe du langage, disons plus exactement de la langue française car toutes les langues sont différentes à cet égard, se fait très nette. Même si tu ne dis pas comme Roland Barthes que le langage est fasciste, tu insistes sur le fait qu’il est masculin, pétri de préjugés patriarcaux. Cette critique se voit facilement au niveau du vocabulaire, dont tu casses le clivage masculin/féminin, et des formes non-inclusives, que tu interroges et inquiètes diversement, jusqu’à faire des « fautes ». Mais que dire de la syntaxe ? Comment la masculinité se traduit-elle au niveau de la phrase, et comment se traduit alors la critique féministe ?

Et par ailleurs : Est-ce que tu accepterais le rapprochement de ton travail sur la langue avec l’ « écriture féminine » des années 1970 ou est-ce que tu considères ce courant politique et littéraire comme un tremplin, comme un modèle sinon à dépasser, du moins à reprendre sur de nouvelles bases et dans de nouvelles perspectives ?

 

SL : Cette révolution des femmes en littérature, ces revendications en faveur de la différence ou de l’égalité, me touchent de plein fouet à rebours. Si je jouis d’une telle liberté aujourd’hui, sur tous les plans, c’est bien grâce à ces femmes courageuses. J’oscille, entre affirmer cette différence sexuelle (j’ai pu dire qu’il y avait une écriture spécifique des femmes, du fait de leur corps spécifique, mais le physiologique et le culturel est tellement mêlés…, quand faire la part entre le corps et les contraintes du milieu où évolue ce corps ?) Le grand bouleversement en littérature, c’est que les femmes soudain, et plus quelques unes, s’en emparent, s’emparent de la littérature jusque-là l’apanage des hommes. Et donc, elles ont tant de choses à raconter les femmes, de leur point de vue, que le monde ignore ! Depuis le temps qu’elles se taisaient, qu’elles étaient coupées d’elles-mêmes en tant que sujet pensant et désirant, en tant que sujet entier. La sexualité et le désir sont les premiers récits, sont les premières armes des femmes écrivains.  Réappropriation, et ce n’est que justice, puisque le corps des femmes fut l’appartenance des hommes en terme de fantasmes et d’écriture du fantasme. De projection aussi, pour les plus subtils. Le féminin comme subversif, sexualité / désir, le corps de la femme jouissant pour son propre compte et ressenti de l’intérieur par les concernées et plus objet. Le corps féminin sujet de lui-même hante l’écriture des femmes durant les années 70,  est le corpus.

Alors, oui, la liberté d’écrire en tant que femme est directement la preuve que la révolution a eu lieu. Mais, cela concerne surtout le roman, la fiction. La poésie a peu compté de femmes, pour moi, la poésie est née des femmes vers le milieu du 20ème siècle. Car la poésie fut le dernier bastion masculin, le genre « noble » de la littérature en somme. Les poètes intéressants et novateurs sont principalement les femmes aujourd’hui. Cela tient à la forme poésie, extrêmement intelligente et plastique, un endroit où exprimer la complexité du monde. Les poètes femmes n’ont pas fini de s’interroger sur le monde, d’interroger le monde, cela fait si peu de temps qu’elles peuvent le faire. Mon apport féministe concerne aussi la structure de la langue française elle-même. La grammaire, le vocabulaire, l’orthographe. J’ai voulu forcer le trait au début, dans ma trilogie féministe. Pas d’écriture inclusive (sauf dans mes remerciements), un renversement arbitraire, pour voir : le féminin l’emporte à tous les coups sur le masculin Le neutre masculin devient neutre féminin (je m’essaie dans Caudal à l’invention d’un neutre qui ne soit pas sexué) – pour montrer comme il est facile de manipuler la langue, d’assouvir un pouvoir, de dominer l’autre. De la façon dont une langue est structurée, on peut comprendre qu’elle est l’outil du pouvoir, éminemment politique. Et de quel côté elle penche.

En poésie (et dans ma correspondance le plus souvent), j’accorde toujours l’adjectif en nombre - si le féminin est plus nombreux, c’est le féminin qui l’emporte, si il y a égalité, l’écriture inclusive s’impose. Par ailleurs, lorsqu’il y a plusieurs termes, j’applique la règle de Vaugelas. Avant qu’on oblige la langue à se soumettre à la règle du pouvoir monarchique machiste, c’était cette règle de grammaire qui prévalait. Si le dernier nom était au féminin, c’était le féminin qui l’emportait. En écrivant ainsi, on n’agit pas que sur les signes manifestes de la différence : les marqueurs habituels du genre. Mais quand même, bien malin/ maligne qui pourrait savoir si tel roman de nos jours est d’un homme ou d’une femme. Sauf à afficher sa misogynie, ce qui peut s’avérer très vendeur, hélas.

L’écriture inclusive que je note avec la barre oblique (ni tiret ni point ni parenthèses : la strict équivalence) m’est apparue nécessaire (je peux dire que dans mon coin je l’inventais. C’était lors de l’écriture de La Femme lit). Mais les poètes ne sont pas consulté/es sur les questions essentielles. Les poètes dont la langue et le langage sont la matière première, qui sont les vrai/es inventeurs/trices, n’existent pas. On nous fait croire que tout vient des sciences sociales, des neurosciences…

 

JB : Tes récents travaux combinent, mais le terme est peut-être mal choisi, écriture et photographie. D’où vient cette envie d’inscrire le texte dans une palette artistique plus large ? Et comment vois-tu le rapport entre texte et image ? Doit-on considérer les photos comme des illustrations ? Est-ce que la présence d’images suscite d’autres formes de mise en pages et de mise en livre de l’écrit ? Est-ce que, de manière plus radicale, la venue de la photographie a changé ta manière d’écrire ?

 

SL : Dès Le Corps saisonnier, il y a des photos (le livre comporte plusieurs photos prises dehors, des photos d’arbres, très graphiques, des photos d’étang, de reflets… en noir et blanc).  J’ai un œil très sensible et je crois que c’est le même qui écrit. Il n’y a pas de franche différence entre la photo et l’écriture chez moi. Je n’ai plus vraiment photographié après 2000, à cause de l’avènement de l’appareil numérique. Capturer le réel devenait banale, un geste impulsif, à répétition. Ce ne sont pas des illustrations, c’est un regard simultané. Trouver un coin, rester assise indéfiniment au même endroit, me pénétrer du lieu, est un préalable à tout. C’est d’abord, les sensations, le jeu de l’import-export des sensations dans la nature. L’écriture coule de cette source première de la jouissance à exister dans un milieu naturel auquel ma propre nature va chercher à se brancher.  Je photographie en même temps que je prends des notes ; Les photos doublent, enrichissent la prise de notes. Parfois, pour documenter un travail (j’ai eu besoin d’un regard botanique / naturaliste pour Les Epines rouges), et aussi pour se souvenir. Parfois, comme pour la série de Torrent nocturne, c’est la beauté frappante du lieu qui méritait d’être saisie. L’existence trompeuse du torrent, à sec, qui la nuit se distinguait par ses pierres blanches. Qui existait bel et bien au final, que la photo pouvait rendre de façon fantomatique – fantastique.

 

JB : Plusieurs de tes poésies ont un intertexte mythologique très construit (je pense notamment à Caudal, 2013 ou Les Loups, 2019) et en général l’histoire est toujours présente dans tous tes textes, sans qu’ils en deviennent lourds ou didactiques. Mythologie et histoire sont des traits récurrents de bien des poètes modernes et contemporains, mais ton approche semble s’écarter du plaisir (masculin ?) de l’érudition et des grands brassages culturels. Est-ce que tu pourrais spécifier ce que le goût du passé apporte à ton écriture éminemment moderne ?

 

SL : C’est vrai qu’il y a toujours chez moi un apport livresque. Depuis quelques temps, cet apport se manifeste par des références, des notes de bas de page sensées éclairées, donner des pistes de lectures, ouvrir un débat. Je me sers de l’histoire, de la psychanalyse, de la philosophie, pour apporter des preuves, étayer, enrichir, m’ancrer dans la réalité aussi sordide soit-elle. La poésie doit être instruite du monde qui l’entoure – à elle de décider ensuite de ce qu’elle fait de tout ça. La culture des siècles précédents est son fumier, sur ça qu’elle crée. On peut parler aussi de couches sédimentaires. La poésie est une écriture totale, forme et fond, cubiste. Elle est un outil merveilleux pour tenter de comprendre le monde, elle échappe aux algorithmes.

 

JB : Tu ne fais pas partie d’un « groupe » littéraire, mais en même temps ton écriture prend place de manière quasi naturelle dans divers courants poétiques contemporains, qu’elle mélange avec grand bonheur (le fait que tes textes se retrouvent dans de nombreuses anthologies, dont Éros émerveillé, collection Poésie / Gallimard, 2012, démontre aussi bien cette connexion avec la poésie telle qu’elle se fait et l’originalité de ta voix). Est-ce que tu pourrais définir les ressemblances de famille qui t’inscrivent dans la production moderne, sans qu’elles n’enlèvent rien à l’originalité de tes livres ?

 

SL : Les classements, les appartenances à des groupes, les récupérations faciles, les genres, ça ne m’intéresse pas. Certains m’ont déjà fait « ma fête »  et donc une fois figée – une fois capturée, épinglée, classée à l’aune d’un seul livre souvent – ai-je encore une chance d’exister ailleurs, d’intéresser des lecteurs/trices d’autres « bords » ? Ce qui tue la poésie est justement cette manière bien française de catégoriser. Si la poésie retrouvait d’abord le rayon de la littérature générale, ça lui ferait le plus grand bien, au lieu de la marginaliser comme si elle était un sous-genre de la littérature ! Elle qui en est l’épicentre. Imaginez, une personne tombe sur un livre de poésie sans l’avoir cherché, par hasard, parmi les romans, les essais, les autobiographies…

Je suis mon chemin qui est erratique, il ressort de mon époque que je déteste des besoins de combats – les mêmes me direz-vous, qu’il y a trente ans, mais accentués bizarrement – alors je me bats. Je viens de finir un petit roman très remonté contre les chasseurs. J’espère qu’il trouvera un éditeur. Sinon, oui, je croise différents « courants », il y a des rencontres, la nourriture vient de l’extérieur.

 

JB : Un des traits les plus frappants de tes livres, c’est qu’ils sont vraiment pensés comme tels, c’est-à-dire comme des ensembles qui se composent dans un équilibre subtil entre poème, cycle, et volume. Est-ce que l’idée du livre à faire, en tant que dispositif et forme d’ensemble, préexiste chez toi à l’écriture, ou est-ce que la structure du livre est quelque chose qui se dégage petit à petit et dont l’importance reste finalement assez réduite ?

 

SL : Tu as raison de parler de livres et non de recueils, d’ensemble, de cycles, de volumes. L’écriture prime. Le livre s’élabore à sa suite, se soumet à la fantasque écriture. Avant ça, il y a quelquefois une idée, une thématique : pour La Nue-bête par exemple. J’avais décidé d’écrire sur le bouc – animal et mythe. Je me voyais filer le thème jusqu’au bout. Ce que j’ai fait. Pour Les Loups, j’ai compris très vite que le thème des loups devait sortir de lui-même. Qu’il y avait nécessité à élargir. Mes loups sont devenus écologiques, sont devenus tous les êtres sauvages persécutés, sont devenus politiques. Ils étaient les femmes, les arbres, la mer…  Ils se mêlaient à ma vie intime, ils avaient du chagrin, ressentaient la perte, la crainte, l’injustice – ce qu’ils ressentent en vérité. Le livre se dégage donc au fur et à mesure, se construit en lisant en écrivant. Je n’ai pas de plan pré établi J’écris aveuglément. La structure se dégage d’elle-même pour ainsi dire. Et tout devient lumineux.

 

JB : Excuse-moi de revenir sur la question des sujets et des thèmes (le corps, la femme, le langage, l’histoire, mais aussi le rapport direct avec les lecteurs -j’allais écrire « la lecteur et le lectrice »). Est-ce que ces préoccupations thématiques, qui semblent se transformer quand tu passes de l’écriture à la photographie, davantage tournée vers la nature vue en elle-même, continuent à t’inspirer quand tu pratiques l’écriture en ligne, ou est-ce que la publication numérique n’influe pas sur ta manière de faire de la poésie ?

 

SL : Au contraire, mes préoccupations photographiques rejoignent absolument mes thèmes poétiques. Dans Le Corps saisonnier, les photos d’étangs accompagnent sous une autre forme mes étangs écrits. Dans Féerie, il y aura également des photos (si tout va bien), à commencer par celle de la couverture, une photo forte pour symboliser l’esprit du livre : érotique / fantastique. Par ailleurs, quand tu parles d’écriture en ligne, est-ce que tu veux parler de la différence qu’il y aurait, concernant l’inspiration, à écrire directement sur un ordinateur chez soi plutôt que sur un carnet dans la nature ? Car je n’écris pas en ligne. Le carnet me permet de jeter l’essence des sensations et des réflexions, de ne rien perdre de l’instantané de vie brute à l’œuvre à ce moment-là, d’être au plus près du réel. Le passage à l’ordinateur est devenu un acte créateur, un acte authentique d’écriture. Direct et stimulant. Beaucoup de ce que j’écris aujourd’hui est invisible sur le carnet. Quoiqu’il en soit la nature, ce monde sans moi, ce monde étranger à moi, ce monde parallèle à moi, indépendant de moi, est toujours, toujours, au cœur de ma vie de poète  et de photographe.

 

(Louvain-Versailles,  octobre / novembre 2019)

 

 

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