ARG presents The Circle of Memory

 

0. La rencontre

Toute cette histoire, comme de nombreuses histoires, commence par une rencontre. Les artistes du collectif ARG, basé à Bruxelles, se rendent durant le printemps 2019 à l’AQSHF, la cinémathèque nationale albanaise. Ils viennent constater ce qu’on leur a annoncé : la mémoire audiovisuelle de 50 années d'histoire albanaise est en train de disparaître, poussée dans la tombe, gouvernement après gouvernement, dans le but d’en finir avec les échos douloureux du passé du pays.

C'est au cours d'une traversée des couloirs étroits et des caves humides - dans lesquels reposent des milliers de bobines oubliées - que la catastrophe saute aux yeux de nos héros, et que l'urgence leur devient palpable. L’humidité de ces espaces confinés ont petit à petit raison des images et, comme une maladie, le vinaigre se propage, détruisant tout sur son passage.

Il faut à tout prix sauver ces derniers témoignages d’une époque déjà trouble, et l’ARG est prêt à tout pour y parvenir. Mais comment ? Face à la carcasse, presque fossilisée et hors d’usage, du scanner de pellicule 16 et 35mm de la cinémathèque, une idée surgit dans les esprits : trouver quelque part un autre scanner et le ramener par tous les moyens jusqu’à Tirana pour remettre en marche la grande machine mémorielle et cristalliser dans le monde numérique ces précieux documents, témoins d'un temps voué à l'oubli. Numériser ces archives et les offrir au monde comme dernier témoignage, biaisé mais unique, de la dictature et de l’horreur.

L’aventure sera de taille, mais les membres de l’ARG, poussés par la mission qu’ils sentent devoir accomplir, décident d’aller encore plus loin : ils se proposent de traverser l’Albanie depuis ses frontières nord jusqu'à Tirana, chargés du scanner et de films d’archive rescapés de la ruine, pour aller à la rencontre de ces gens dont on tente d'effacer l'histoire ; et, en leur montrant ces films chemin faisant, pour tenter de susciter chez eux l’envie de se rappeler de ce qu’il s’est passé pendant ces 50 années de brouillard. Découvrir ce que l’Albanie n’a pas encore dévoilé.

La décision est prise et, alors que chacun rentre chez soi, ce grand projet se construit dans les esprits.

 

 

1. Préparatifs

L’atelier d’Alexander, bercé par la pluie caressante de Bruxelles, est aujourd’hui le lieu d’une excitation folle. La grande table ovale du salon est couverte de mets et les sept membres du groupe ne cessent, entre deux gloussements, de les amener à leurs bouches. C’est la première fois depuis leur retour d’Albanie que le sujet concret du film est abordé.

Chacun y va de son idée, de sa proposition, ou laisse libre court à son imagination pour inventer les situations les plus folles. Milena surtout ne peut cacher son enthousiasme pour ce projet et c’est autour d’elle que semble converger tout le flot des pensées qui envahit nos aventuriers. C’est d’elle que viennent les idées les plus saugrenues et ses camarades sourient en l’écoutant, voyant peut être chez elle un idéalisme encourageant.

Nicolas est sans doute le plus intéressé par le sujet du film. Il a invité un ami albanais à rejoindre le groupe aujourd’hui pour tracer un premier itinéraire possible à travers les montagnes du Nord, à la frontière avec le Monténégro. Plus que le film, c’est la rencontre avec les habitants qui l’intéresse et le choix des archives filmiques à leur montrer lui semble essentiel. Il aimerait collecter les réactions des gens face à leur héritage cinématographique, afin de les insérer dans sa thèse, intitulée : « La médiation des souvenirs en phase de production d'un film d'animation mémoriel fonctionnant selon un régime d'intermédialité. ». Il semble impatient d’interroger la mémoire albanaise et sa fragilité…

Myriam est en pleine discussion avec lui : elle cherche un moyen pour documenter au mieux, un dispositif idéal pour rendre compte de cette grande aventure. Son expérience de cinéaste lui fait entrevoir les potentiels problèmes que l’on pourrait rencontrer, et elle aimerait que tout le groupe suive une formation, afin que tous soient capables de filmer ou de prendre le son. Elle s’adresse surtout à Jules lorsqu’elle fait cette proposition, sachant que ce dernier, le benjamin du groupe, n’a que peu d’expérience. Jules écoute attentivement, curieux sans doute d’apprendre de nouvelles techniques. Il ne dit pas grand-chose et se contente d’acquiescer en souriant lorsqu’il entend une bonne idée. Il ne parle que pour poser une question de temps en temps, ou pour faire une blague à Nicolas, avec qui il semble plus complice malgré ou peut être grâce à leur différence d’âge.

Anton s’intéresse beaucoup à ce que dit Nicolas, lui aussi semble intrigué par la réaction des habitants et en même temps qu’il parle il cherche sur son ordinateur des images des montagnes albanaises, tentant sans doute de s’immerger dans cet environnement afin d’imaginer ce qui pourrait y arriver. Assis entre Olivia et Milena, il s’emploie également à calmer les esprits échauffés.

En effet, Olivia est plus dubitative. Malgré son évident entrain dans le projet, elle se méfie du côté excessif de Milena et tente de ramener les choses à la réalité. Elle envisage les risques et semble peu confiante dans le succès d’une telle entreprise - sans que cela l'empêche par ailleurs d'imaginer elle-même quelques folles situations.

Cette scène pleine d’énergie se déroule sous les yeux fatigués et bienveillants d’Alexander qui, debout, distribue des cafés à cette belle assemblée, en acquiesçant parfois à l’une ou l’autre idée. Comme à son habitude, il écrit ce qui lui semble intéressant dans un petit carnet ouvert sur la table entre deux miettes de pain.

 

 

L’aventure se prépare…

2. Le départ

Cela fait maintenant plus d’un an que cette aventure a commencé. Les préparatifs ont été longs et laborieux, mais le groupe est enfin prêt. Tout a été réuni pour que ce long périple puisse se réaliser, et que son bon déroulement soit possible.

Armés de caméras et de micros, conscients des dangers et préparés à affronter les difficultés, les aventuriers sont prêts. Le soleil tape fort sur le bord de cette route monténégrine : le décor aride offre peu d’ombre sous laquelle s’abriter. Les pas lourds des sept compagnons soulèvent à leur passage un nuage de poussière qui, balayé par les vents, dresse un tableau unique de cette lente ascension vers le haut de la montagne.

Avec l’immensité bleue du ciel comme seul point de repère, le groupe arrive enfin au sommet du piton rocheux. Figés au-dessus de cette falaise surplombant le monde, ils regardent devant eux sachant que ce qu’ils voient n’est plus cette même terre qui les as vus naître et grandir : là-bas, c’est l’Albanie. Le sourire aux lèvres, Nicolas porte sa main en visière pour tenter de percer des yeux les montagnes perdues dans le lointain, espérant peut-être y voir ce qu’elles leur dissimulent. Myriam, les yeux rivés sur sa caméra, s’approche du bord de la falaise sans prendre garde au menaçant précipice en dessous de ses pieds et Olivia, en souriant, la retient calmement en lui rappelant de faire attention. Jules, qui n’a pas de casquette, plisse les yeux pour mieux voir.

Derrière eux se dresse fièrement un monolithe rectangulaire caressé par les doux rayons du soleil, qui se reflètent sur lui comme milles étoiles : c’est le scanner, tiré jusque sur les hauteurs par Alexander et Milena et qui leur sert maintenant d’appui pour qu’ils puissent profiter d’un repos bien mérité. Ils y sont adossés tous les deux, profitant de la brise et du somptueux décor.

Quelques minutes de recueillement passent, mais il est temps d’avancer. Anton, qui semblait jusque-là pétrifié d’admiration par la beauté du paysage, se décide à ouvrir la marche d’un air enchanté.

 

 

3. La traversée, hypothèse 1 : le lac de Shkodra

La marche à travers les monts escarpés du Monténégro mène nos sept camarades jusqu’aux berges du lac de Shkodra.

Inutile de dire que déplacer le scanner dans ces paysages accidentés n’est pas une mince affaire, mais le moral imperturbable des troupes suffit à insuffler l’énergie nécessaire pour que cette épreuve soit rapidement dépassée. Le scanner est posé sur la petite plage longeant le lac, installé sur un coussin de rondins de bois, trônant fièrement face à la grande étendue d’eau turquoise du lagon. Le groupe s’est arrêté sur la berge. Ils regardent devant eux, non pas le lac mais ce qu’il y a derrière ; puisque ce qui les amène, ce qu’ils cherchent, se trouve plus loin. Ce lac est une frontière. Ces eaux bleues sont un passage vers l’Albanie, et pour y parvenir, ils doivent aller au-delà.

Les membres du groupe se sont assis et ont enlevé leurs chaussures. Ils trempent maintenant leurs pieds dans les eaux peu profondes mais glacées du lac, et regardent les remous que cela provoque autour d’eux. Alexander profite de cette courte pause pour sortir son éternel carnet et griffonne quelques mystérieux dessins que personne n’aura sans doute jamais l’occasion de voir. Il fait bon. Olivia, enveloppée dans le bien être qui se dégage de la scène, se lève joyeusement et invite tout le monde à reprendre la route. Le sourire sur son visage fait plaisir à voir et, de bon cœur, tout le monde se lève et se prépare à reprendre le chemin.

 

N’ayant rien pour traverser, ils ont l’idée de longer la bordure du lac en quête d’une embarcation. Par chance, après quelques minutes de marche seulement, nos aventuriers croisent le chemin d’un enfant d’une dizaine d’années, qui vient sans peur jusqu’à eux. Jules le premier va à sa rencontre et tente maladroitement d’engager la conversation. L’enfant ne comprend pas ce qu’il lui demande, mais n’est pas insensible à la tentative. Assez vite l’ambiance devient amicale. Il est particulièrement intrigué par le petit caméscope de réserve que Myriam porte autour de son cou. Celle-ci passe quelques minutes à lui montrer son fonctionnement, tandis que les autres cherchent un moyen de se faire comprendre.

Nicolas, plus sûr de lui, tente à son tour sa chance et parvient à expliquer au petit qu’ils cherchent à traverser. Tout de suite, celui-ci se met alors en marche, leur faisant signe de le suivre. La vitesse de l’enfant est difficile à tenir, le scanner pèse son poids et le sable freine son avancement. Une longue traînée marque leur passage, comme la queue d'un étoile filante dans la nuit.

Après quelques minutes ils parviennent jusqu’à une petite maison encastrée sur la falaise, dans un renfoncement entouré d’arbustes desséchés. Face au lac, un petit ponton est dressé et plusieurs embarcations de tailles différentes y sont accrochées. Sur la plage, l’enfant les guide jusqu’à un vieil homme courbé sur la carcasse d’une barque abîmée, dont il racle les planche pour en enlever les moisissures. Les voyant arriver, il se lève et accueille l’enfant dans ses bras. Quelques mots sont échangés entre eux puis le vieil homme se dirige vers le groupe, sourire aux lèvres et main tendue solennellement. Après quelques amicales politesses, le vieillard les invite à entrer dans la maison.

C’est autour d’une tasse de café partagée sur la petite table en bois de l’unique pièce de la sombre mais chaleureuse bâtisse qu’ils parviennent à lui expliquer la raison de leur présence et leur désir de traverser le lac. Après avoir écouté sans rien dire, acquiesçant de temps en temps, le vieil homme se propose de les emmener dès le lendemain (le jour commençant à décliner) jusqu’à la rive opposée. La joie peut se lire sur le visage des sept camarades.

Le regard de leur hôte se porte maintenant sur l’étrange machine cubique qu’il les a vu transporter avec difficulté jusqu’à la cabane et qui semble attendre dans un coin de la pièce. Remarquant la curiosité affichée du pêcheur pour le scanner, le regard de Nicolas s’illumine et celui-ci, sans donner de détails, demande au vieil homme s’il peut lui montrer l’utilité de la machine. Le pêcheur, amusé, accepte de bon cœur sans demander plus d’explications et les membres de l’ARG s’activent immédiatement.

Tandis que Myriam et Nicolas installent le dispositif et tentent de trouver un endroit pour projeter l’un des films qu’ils ont apportés, Jules entame la discussion avec le pêcheur et l’enfant qui les a rejoints. Sans se comprendre totalement, ils créent une complicité et des rires commencent à se faire entendre. Anton, quant à lui, en profite pour sortir admirer le coucher de soleil qui donne une teinte rougeâtre aux eaux miroitantes du lac dans lesquelles les Alpes dinariques se reflètent et paraissent encore plus infranchissables.

La projection est prête et tout le monde s’installe autour du drap maladroitement tendu entre deux poutres en bois. On entend le vent qui siffle entre les planches qui soutiennent la maison. Le film projeté s’appelle Touristic Albania. C’est une ode à la beauté des paysages albanais, accompagnée par de douces et chaleureuses mélodies. Sans être albanais d’origine, le vieil homme est touché par le  film et l’enfant s’émerveille devant les images teintées et pleines de grain.

À la fin de la projection, le vieil homme essuie une larme timide qui coule le long de sa joue. Il tente d’expliquer quelque chose mais n’y parvient pas ou est maintenant trop fatigué pour essayer de nous faire comprendre son ressenti. Plongés dans un silence respectueux, les membres du groupe ne sont pas peu fiers de l’effet provoqué par cette projection. L’enfant ne dit pas un mot mais son visage éveillé et attentif en dit long sur son impression. Plutôt que de parler, le vieillard se lève et va chercher dans un coin de la pièce, dans une petite étagère, une bouteille remplie d’un liquide transparent comme de l’eau : du raki. Il sort quelques verres et les installe en cercle sur la table. Pas une parole n’est prononcée, tous se réunissent autour de l’âtre.

Une fois les verres bus, le pêcheur invite le petit groupe à rester pour la nuit dans sa cabane. Il explique qu’il possède un autre logement un peu plus loin dans les collines surplombant la vallée. La proposition est acceptée de bon cœur et les membres du groupe installent leur campement dans la petite maison, le scanner au milieu d’eux tel un feu de cheminée. Ils s’y adossent pour la nuit. La journée ainsi achevée, la fatigue gagne vite nos héros qui s’endorment du sommeil agité de ceux qui attendent le réveil avec impatience. Les rêves qui les habitent sont mus par l’excitation des aventures à venir.

Ils sont réveillés à six heures par le bruit de la pluie tapant avec force sur le toit de la cabane. Le vent souffle au dehors.

Anton, premier levé, ouvre la porte et constate que le soleil, jusqu’alors leur allié, les a trahis pour laisser place à une pluie torrentielle. Milena se dépêche de vérifier que le scanner n’ait pas pris l’eau tandis que Olivia, inquiète, propose d’attendre jusqu’au lendemain avant de partir. A cette proposition, Alexander se lève et dit solennellement, avec son remarquable accent allemand : « demain ne peut pas attendre ». Malgré son français mal assuré, tout le monde comprend qu’ils doivent traverser aujourd’hui.

Ils commencent alors à rassembler leurs affaires. Le vieil homme ouvre la porte peu après, tout habillé, et demande avec un air de défi s’ils sont prêts. Ils lui répondent en chœur par l’affirmative, ragaillardis par le charisme du pêcheur, et se dirigent vers l’extérieur.

Ils sont légèrement rassurés lorsqu’ils voient que le bateau est plutôt large et semble bien entretenu. Il dispose de plus d’un moteur, ce qui leur redonne de la force. Les membres du groupe ramènent le scanner recouvert d’une bâche bien ficelée jusqu’à la berge. Ils tentent pendant de longues minutes de le hisser à bord, d’abord sans succès puis, avec les efforts combinés de tout le groupe et du pêcheur, ils finissent par y parvenir. Ils le mettent bien au centre du navire et s’installent tout autour, blaguant avec nervosité sur leur potentiel naufrage.

Tandis que cette laborieuse scène se déroule, le vieil homme, aidé du garçon, place à bord des cartons de tailles différentes et les entrepose dans le cockpit, à l’abri du vent. Le pêcheur ne semblant pas partir plus d’une journée, ce nombre de bagages paraît assez excessif. Curieux, Jules demande au navigateur à quoi servent ces cartons, mais l’homme lui répond d’un geste de la main en fronçant les sourcils. La discussion est close et les passagers comprennent bien vite qu’il vaut mieux ne pas trop insister. Jules pose des questions au navigateur dans l’espoir peu dissimulé d’avoir l’opportunité de conduire le bateau. Le marin fait semblant de ne rien remarquer et tient sa barre en regardant devant lui.

L’enfant, qui n’a pas eu l’autorisation de monter à bord, leur dit au revoir depuis la berge pendant toute cette préparation. Myriam remarque qu’il fixe avec insistance le petit caméscope sur lequel il avait déjà auparavant porté son attention. Après quelques instants d’hésitation et alors que le bateau commence à s’éloigner du quai, elle se penche vers le petit et lui tend le caméscope en souriant. Le garçon tend les bras et réceptionne son trésor tandis que le bateau s’éloigne vers sa destinée. Tous regardent cette image avec humilité ; Anton filme la scène.

L’intensité de la pluie redouble à mesure qu’ils s’avancent sur le lac. Le pêcheur leur explique, en maintenant paisiblement son cap, que cette route était autrefois empruntée pour le passage de contrebande en Albanie. Il se met à raconter joyeusement, la main fermement accrochée à la barre, la période où ces transactions illégales commencèrent, après la prise de pouvoir d’Enver Hoxha. Les débuts difficiles, la grande augmentation des transactions qui changea radicalement la nature des marchandises lors de la guerre en Yougoslavie et les interminables conflits entre les passeurs et la mafia pour le passage de drogues… Il décrit en riant les tonnes de papier toilette qui circulaient auparavant sur les eaux transparentes du lac dans les cales des bateaux de pêcheurs. La précision et la passion avec laquelle le marin raconte cette histoire laissent penser qu’il a dû y être impliqué d’une façon ou d’une autre. Les regards se tournent instinctivement vers les cartons et leur présence à bord prend toute sa signification.

Pendant que le pêcheur raconte ses histoires, le vent se met à souffler et le bateau, trop chargé, se met à tanguer. Olivia s’accroche de toutes ces forces à la rambarde de l’embarcation tout en riant de nervosité. Les autres lui répondent en riant de plus belle, ils ne s’entendent presque plus dans cette tempête. Si le pêcheur est toujours aussi calme, impossible de ne pas remarquer l’air grave qu’il affiche depuis quelques minutes. Anton, qui jusque-là n’avait cessé de regarder l’immensité du lac, a maintenant la tête recroquevillée entre ses jambes. Il semble collé au fond du bateau. Jules tente tant bien que mal de filmer la scène, tenant la caméra d’une main et de l’autre se tenant lui-même. La tempête est maintenant si violente que chacun retient son souffle. À plusieurs reprises, le scanner pourtant bien ficelé menace de passer par-dessus bord, comme s’il tentait dans un acte désespéré de fuir le malheur qui semble imminent.

Cette situation dure plusieurs minutes, pendant lesquelles la peur s’installe ; plus personne n’ose bouger, se voyant déjà englouti dans l’immensité noire des eaux profondes du lac. Plus rien ne se reflète dans les eaux, qui semblent désormais vouloir se refermer sur eux comme le néant de la mort. Les mains sont si fermement accrochées sur la rambarde que celle-ci se met à grincer ; en fait c’est le bateau entier qui se met à grincer, comme s’il riait de la situation. Plus personne n’ose bouger. Ils écoutent.

Ce déchainement surréaliste semble durer une éternité, jusqu’à ce que petit à petit le vent se calme. Le bateau ne rit plus, l’eau retrouve une teinte plus vivace, la pluie s’arrête. Quelques rayons de soleil parviennent jusqu’aux passagers, et la houle prend un rythme à nouveau acceptable. Les épaules se détendent et les sourires reviennent. Ils se regardent en silence, heureux d’être en vie, quand une voix s’élève au-dessus d’eux. C’est notre pêcheur qui, le sourire aux lèvres, leur dit en les regardant l’un après l’autre, un pied sur la rambarde de son bateau en signe de victoire : « voilà, vous y êtes, c’est l’Albanie ».

 

4. La traversée, hypothèse 2 : l’autoroute entre le Kosovo et l’Albanie

Le groupe roule sur cette autoroute depuis plusieurs heures maintenant. Les blanches falaises autour d’eux semblent grandir à mesure qu’ils approchent de la frontière.

Le conducteur kosovar qui a accepté de les prendre, eux et le scanner, dans sa camionnette, est déterminé à passer tous les tubes du top 50 jusqu’à l’arrivée. Si cela amuse la plupart des membres du groupe, Milena en revanche commence à être agacée. Ce n’est pas tant d’ailleurs par la musique que par la longueur du trajet qui, il faut le dire, paraît interminable. Ils attendent dans le coffre de cette camionnette, les mains posées de part et d’autre du scanner pour qu’il bouge le moins possible, même s’il faut bien reconnaître que cette autoroute semble avoir été enduite de savon tant le véhicule glisse dessus.

Alexander a sorti son carnet et agite frénétiquement son stylo sur la feuille - personne ne tente plus de savoir ce qu’il écrit. Olivia et Nicolas discutent de la suite du voyage tout en grignotant quelques biscuits, les autres restent assis bien sagement et écoutent pour la énième fois un quelconque morceau de rap que leur chauffeur semble prendre un malin plaisir à repasser en boucle.

Au bout d’un moment, Myriam, jusque-là silencieuse, se met à raconter en riant un film albanais qu’elle se rappelle avoir vu parmi les archives, dans lequel le village de Kukës est entièrement détruit par les joyeux habitants pour être transporté et replacé quelques kilomètres plus loin à cause de l’inondation imminente de la vallée par le gouvernement. Elle décrit les familles qui entrent dans leurs modestes voitures et qui traversent les montagnes jusqu’à leur nouveau foyer. Les autres écoutent en souriant, se rappelant à leur tour cette histoire et voyant dans leur traversée une certaine similitude avec l’absurdité de ce trajet.

Après quelques heures de voyage, ils sentent que la camionnette ralentit. Ils relèvent instantanément la tête et focalisent toute leur attention sur les mouvements du véhicule. Instinctivement, plusieurs mains se posent sur le scanner, autant pour se tenir à quelque chose que pour sécuriser leur trésor, comme si ce ralentissement présageait quelque danger. Le ralentissement se fait de plus en plus évident, la voiture n’avance presque plus et, après un faible soubresaut, tout se fige. Le moteur ne leur a jamais semblé aussi présent que depuis qu’il s’est éteint. Plus personne n’ose dire un mot. Ils attendent, dans l’incompréhension, qu’on leur donne une explication.

 

La porte du côté conducteur s’ouvre et se referme dans un claquement étouffé, et des pas sur le côté du véhicule se font entendre. Après quelques instants de silence les portes du coffre s’ouvrent en grand et le chauffeur apparaît devant eux. Il n’a pas d’expression particulière et semble ne pas prêter attention au tableau formé par les sept compagnons agrippés à leur scanner comme à une bouée de sauvetage. Il leur fait comprendre que la frontière Albanaise est à quelques minutes à pied et qu’il faut que nos héros descendent maintenant, puisque lui doit continuer sa route sur un autre chemin. Ils descendent donc, d’abord sans le scanner, pour analyser la situation. Ils sont arrêtés sur le bas-côté de l’autoroute entre les deux plus grandes falaises qu’ils aient vus jusqu’à présent. Olivia, inquiète, comprend la première que leur conducteur leur demande de continuer le voyage, équipés d’un scanner de 100 kilos, en marchant le long d’une autoroute sinueuse, alors que la nuit commence à tomber. Nicolas tente de parler au conducteur, de lui demander s’il ne pourrait pas les déposer dans un endroit plus accueillant, s’il n’y aurait pas un peu plus loin un village ou une station essence, mais celui-ci semble avoir pris sa décision. Il leur demande assez vivement de prendre le scanner, ce qu’ils font, et il referme les portes de son camion. Il semble soudain très pressé, presque inquiet, et il remonte dans son véhicule. En allumant son moteur, il leur indique du doigt presque nonchalamment la route qu’ils doivent suivre, la seule route existante, puis il repart en s’insérant dans la première sortie. En quelques secondes, le petit groupe se retrouve seul.

Après un moment d’hésitation, c’est finalement Jules qui encourage le groupe à poursuivre l’aventure. De toute manière ils savent très bien qu’il ne faut pas rester figés au bord de cette route, alors ils se mettent tant bien que mal à avancer. Les voilà à pied sur ce chemin, tentant d’arrêter les quelques voitures qui passent à toute vitesse près d’eux. Le soleil du soir n’en est pas moins éblouissant, il se reflète dans le goudron brûlant de l’autoroute et il est difficile de garder les yeux ouverts. Ils savent cependant que l’Albanie n’est plus très loin, que ce sol sur lequel ils marchent sera bientôt celui qu’ils cherchent, alors ils continuent. Ils ne savent d’ailleurs pas s’ils  verront la frontière… Y aura-t-il un panneau ? Une ligne toute tracée coupant la voie en deux ?

Le moral commence à faiblir à mesure que le soleil passe derrière les immenses falaises du Kosovo. Le scanner semble de plus en plus lourd et l’on commence à craindre que cette chaleur l’ait rendu inutilisable. Avec leur machine tirée par des cordages sur une simple planche à roulettes, le petit groupe ressemble à un cortège mortuaire traînant le cercueil d’un proche disparu trop tôt. Ils ont les yeux rivés sur leurs pieds, plus personne ne parle sauf Olivia, qui jure en italien contre les rares voitures lorsque celles-ci ne font pas mine de s’arrêter. Milena surtout ne semble plus du tout aussi confiante qu’au début. Cette longue marche semble avoir eu raison de son enthousiasme et les quelques mots qu’elle prononce sont des plaintes amères ne faisant qu’augmenter leur envie de tout laisser tomber.

Anton est le seul à ne pas sembler trop affecté par la fatigue générale. Sans doute que son tempérament calme lui fait voir le périple autrement. Il mène la marche, micro à la main, en tentant d’enregistrer le son du vent dans les montagnes. Ce paysage immense les regarde avec dédain. On dirait qu’une souffrance muette anime les roches pâles qui les encerclent. La route prend des allures de plaie béante. La plupart du temps, le silence de la route déserte est écrasant. Les voitures qui passent à côté d’eux arrivent dans un fracas violent et les pneus qui frottent contre l’asphalte semblent leur crier de rebrousser chemin.

C’est à ce moment, alors que tous pensent à abandonner, qu’Anton s’arrête brusquement devant eux. Ils savent que cette immobilisation n’est pas naturelle, alors ils le rejoignent et se mettent en arc de cercle autour de lui, faisant fi des véhicules qui les frôlent. Ils l’observent d’abord, puis échangent quelques regards d’incompréhension. Il faut dire que l’expression sur son visage est étrange. Il a les yeux écarquillés et tournés vers le ciel, un sourire apaisé aux lèvres. Après un instant de silence, il leur dit « vous sentez ? Nous y sommes… ».

Alors chacun comprend. Ils relèvent la tête, emplis d’espoirs, et regardent autour d’eux. Le silence s’installe, plus aucune voiture n’est passée depuis quelques minutes et chacun d’entre eux prend le temps de profiter de ce silence réconfortant. Le sol sous leurs pieds ne paraît plus le même. La lumière, jusqu’alors écrasante, se fait plus douce et chaleureuse, comme accueillante. Le vent semble les inviter à continuer leur chemin.

Au-dessus d’eux, sur la pointe de la falaise qui les surplombe se dessine devant le soleil un impressionnant monolithe de marbre. Les aventuriers, l’espace d’un instant, croient voir leur scanner qui les attends là haut ; mais après un instant ils se rendent compte que ce qu’ils voient est l’un de ces nombreux vestiges de l’époque communiste albanaise. Un monument érigé fièrement face aux montagnes, et qui caresse de son ombre les contours des roches alentours. Face à cette vision les regards s'embrasent et les dos voûtés se redressent. Seule Milena n’a pas retrouvé son courage. Au contraire, cette nouvelle énergie collective semble avoir fait naître une colère en elle, comme si elle n’arrivait plus à y croire malgré tous les efforts. Le scanner quant à lui ne paraît pas peser plus lourd qu’une plume. C’est lui qui maintenant les pousse et les encourage à continuer l’aventure, à rejoindre Tirana… À mener à bout leur mission. La marche reprend dans la croyance en leur arrivée prochaine.

 

5. La traversée, hypothèse 3 : les montagnes du Kosovo

Rester agrippé, mains nues, à la paroi rocailleuse d’une montagne n’est pas une mince affaire.

 

Depuis plusieurs heures déjà les sept compagnons bataillent sur la pente abrupte de ces monts desséchés du Kosovo. Entre les glissades et les écorchures, le scanner n’aura jamais été si pesant qu’aujourd’hui. Ils pensaient pouvoir rejoindre plus facilement la plaine albanaise depuis ces contrées accidentées, mais l’idée semble maintenant des plus mauvaises. Malheureusement, il n’est plus temps de faire marche arrière.

Le groupe est séparé en deux : les uns tirent le scanner vers le haut, les autres le poussent depuis le contrebas. Mais la plupart du temps tous se retrouvent bloqués, le chemin étant de moins en moins praticable, si tant est que l’on puisse encore parler de chemin. On commence à sentir quelques discordes parmi les membres de l’équipe. Milena et Olivia surtout semblent avoir totalement perdu la foi. Myriam et Nicolas passent la plupart de leur temps à vérifier que le scanner ne subisse aucun dégât, et la fatigue joue sur le moral de l’ensemble de l’équipe.

Malgré tout, le calme de la montagne les aide à rester concentrés et après quelques heures de ce long exercice le sommet est finalement atteint. Chacun y va alors de son gémissement ou de sa plainte, les mains sur les hanches ou les genoux à terre. Malgré tout, le paysage est magnifique et l’Albanie n’est plus très loin.

 

Olivia, après quelques instants d’observation, pointe du doigt quelque chose au loin en criant, l’air joyeux, qu’elle aperçoit une maison. Tous se précipitent derrière son épaule pour la voir, et remarquent effectivement de la fumée blanche qui s’échappe d’une bâtisse, perdue dans la vallée fendue en deux par un cour d’eau. Des moutons paissent dans l’herbe un peu en contrebas de la maison, et on aperçoit même une silhouette humaine au milieu de ce paysage. La pause est écourtée, chacun rassemble ses affaires et ils descendent prestement la pente, laissant presque le scanner glisser jusqu’en bas.

Après quelques minutes de marche seulement, nos héros parviennent dans la vallée aperçue plus tôt. L’herbe sur laquelle ils marchent est épaisse et verte et le scanner semble flotter au milieu de cette végétation comme sur un nuage. Jules semble particulièrement enchanté par ce décor bucolique et regarde avec admiration la végétation alentour. Les autres le regardent avec une sympathie non dissimulée. Cette scène redonne courage aux membres du groupe. Ils longent le cours d’eau brillant comme un cristal pour arriver jusqu’à la maison qui surplombe la colline.

La silhouette qui se tient là au milieu des bêtes se précise : c’est un homme d’une soixantaine d’années, qui les accueille en les saluant de la main. Il paraît étonnamment grand au milieu de ses bêtes. Les os que l’on peut voir apparaître sous la peau de son visage et son corps mince lui donnent au premier abord un air fragile, en contradiction avec l’assurance de sa posture. Ils le rejoignent, sourire aux lèvres, et lui serrent la main chacun leur tour. L’homme remarque très vite, mais sans surprise apparente, le lourd scanner qui les accompagne et, comprenant leur fatigue, il les invite à entrer. Bien que souriant, il est assez intimidant de par sa taille et sa carrure. Sa posture très droite et la rigueur de l’ameublement de sa maison leur fait forte impression.

Le calme se fait dans la grande pièce principale alors que notre homme s’affaire dans la cuisine. Il revient assez vite, accompagné de sa femme, les bras pleins de bols fumants dégageant une odeur des plus agréables. C’est une soupe que le fermier propose à ses invités, qui l’acceptent avec un plaisir non dissimulé. La célèbre et ancestrale hospitalité des albanais est ici confirmée, autant par la générosité des plats que par l’amabilité de leur hôte qui s’efforce de répondre à tous les besoins du petit groupe. La soirée, portée par cette ambiance rassurante, se déroule à merveille.

Après ce repas chaleureux, Olivia se met à raconter toute l’histoire et fait comprendre au couple qu’ils aimeraient rejoindre l’Albanie en traversant les montagnes. Si Milena semble de plus en plus renfrognée à l’évocation de cette traversée, elle ne dit rien de plus que ce que son visage affiche de mécontentement. Après avoir écouté, le fermier se lève, l’air pensif, et fait quelques pas dans la pièce. Il leur explique que le chemin est très difficile, surtout lorsqu’on ne connaît pas la région, mais il a une idée. Il part quelques instants, les laissant seuls avec sa femme qui affiche un sourire amical. Le silence se fait alors et personne n’ose prendre la parole. La femme, qui ne quitte pas son sourire, jette quelques regards dans la direction ou est parti son mari. Voyant la timidité de la femme et souhaitant détendre l’atmosphère, Jules lui pose quelques questions de politesse auxquelles elle répond volontiers mais le plus sobrement possible. Néanmoins, les questions et l’enthousiasme de Jules semblent l’amuser. Depuis le début de l’aventure, ce dernier semble avoir gagné en assurance et parvient assez vite à se faire comprendre et apprécier par les différentes personnes qu’ils croisent.

Après quelques minutes, le fermier revient avec un papier qu’il déploie énergiquement sur la table, focalisant l’attention de nos camarades. C’est un plan, probablement assez ancien. Voyant leur étonnement quant à la nature de cette carte, le fermier y joint une explication. Dans les années ‘90 il faisait partie de l’Armée de Libération Yougoslave lors de la guerre Yougoslave. Entraîné par la CIA dans les montagnes albanaise, il était chargé avec son équipe de dresser une carte des montagnes alentour afin de former les nouvelles recrues à se déplacer dans ces paysages labyrinthiques. Il passa la plupart de son temps sur les sentiers sinueux qui traversent ces régions escarpées à la recherche de nouveaux chemins. Plus tard, à la fin de la guerre, il revint dans ces montagnes pour s’y installer. La carte indique les forêts que l’on peut apercevoir depuis les fenêtres de la ferme et une ville semble se trouver en contrebas. C’est la première ville que nos aventuriers doivent atteindre pour arriver en Albanie. Il leur propose de prendre une photo de la carte pour qu’ils puissent se déplacer dans ces contrées sauvages. Myriam prend son portable et se presse de répondre à la proposition. La photo est prise et le groupe est soulagé.

Pour remercier nos hôtes de cet accueil, Nicolas leur propose de projeter un film de la période de la dictature albanaise. Il est particulièrement ému, puisqu’il va pouvoir recueillir le témoignage d’un acteur de cette période. Il trépigne d’impatience tandis qu’il installe le matériel. Jules profite de ce que chacun est occupé à ses affaires pour faire un tour dehors et aller voir les moutons qui broutent non loin de là. Son enthousiasme est palpable, et le fermier regarde cette scène avec amusement. Jules et lui semblent d’ailleurs assez complices, puisque le fermier, voyant que l’installation du projecteur est une longue entreprise, décide de le rejoindre et de lui expliquer la bonne manière d’élever ces bêtes.

Après quelques instants, tout est finalement en place et tout le monde s’installe dans le salon. Le groupe choisit de montrer le film The eighth in bronze, qui raconte le voyage d’un petit groupe transportant le buste d’un commissaire de guerre mort jusqu’à son village natal. Le choix paraît judicieux et fort à propos et le groupe en haleine regarde du coin de l’œil les réactions du couple. À la surprise générale, le fermier jusqu’alors peu bavard se met à commenter les images, se rappelant d’un coup de toute une époque. Il écoute attentivement les récits des personnages et se reconnaît sans doute en eux, puisqu’il se met à raconter en écho ses propres aventures. La séance prend alors une tournure des plus amusantes et les membres de l’ARG ne cachent plus leur joie d’avoir pu faire ressurgir chez cet homme la mémoire enfouie sous des années d’oubli.

Après le film, le fermier les remercie humblement et les autorise à passer la nuit dans sa demeure, ce que le groupe accepte avec joie. La soirée s'achève avec une longue discussion autour de l’histoire de la guerre, le fermier ne tarissant plus d’anecdotes et d’histoires à propos de son passé militaire. Pendant que tous écoutent, Jules apprend à faire le café turc dans la cuisine, accompagné de la femme de l’ancien soldat.

La nuit tombant, la décision est prise d’aller se coucher. Le scanner est installé confortablement près de l’âtre du salon, et la lumière des bougies dessine ses contours dans l’obscurité de la pièce, auréolant la machine d’un faisceau doré. Tandis que tous se couchent autour du feu, bercés par le crépitement du bois, Jules décide de s’installer dehors sous les étoiles. Personne n’est surpris par cette initiative, tant l’amour qu’il porte à ce lieu est manifeste. Anton hésite à le rejoindre mais finit par s’assoupir contre le scanner réconfortant. Le sommeil les prend, les uns après les autres, dans la douceur de ses bras et le silence s’installe dans cette chaude nuit de printemps.

Le lendemain arrive vite, et l’aventure doit continuer. Après un copieux petit déjeuner, nos héros remercient chaleureusement le fermier et sa femme pour leur accueil et préparent leurs affaires pour partir. Au moment des adieux, Jules, qui jusque-là était resté silencieux, s’avance soudain vers le fermier et, le prenant par les bras, lui demande s’il peut rester avec eux à la ferme. Comme si cette demande était attendue de tous, un sourire général se dessine sur les lèvres de l’assemblée et le fermier acquiesce. Jules, avec un air de bonheur, regarde tour à tour les membres du groupe et Alexander, par un geste de la main, lui signifie qu’il peut rester.

La femme du fermier, qui s’était éloignée vers la grange, en ressort à ce moment-là accompagnée d’un bel âne blanc. Elle l’amène jusqu’au groupe et tend la corde attachée au cou de l’âne à Alexander, qui la prend. Ils comprennent alors que le généreux couple leur prête l’âne pour les aider dans leur transport du scanner. Après quelques instants à batailler, le scanner est finalement accroché au dos de la bête titubante. Ils s’embrassent alors et tandis que le groupe s’éloigne vers son but, Jules les regarde et les salue de la main avant de s’en retourner vers la ferme. Sans tristesse, les compagnons continuent fièrement leur chemin sachant que Jules a finalement trouvé sa place. Mais eux doivent continuer à travers les forêts, les montagnes abruptes et les plaines infinies.

 

La nuit commence à tomber dans cette sombre forêt. Cela fait bientôt dix heures que les six camarades marchent dans ce labyrinthe et la carte ne semble pas être d’une grande aide. Myriam, qui semblait jusque-là capable de se repérer, doit s’avouer vaincue. Ils sont perdus. Lorsque cette certitude a envahi tous les membres du groupe, l’angoisse se fait tangible. Olivia surtout semble inquiète. La nuit tombante ainsi que la hauteur menaçante des arbres l’étouffe, et l’idée de rebrousser chemin lui paraît particulièrement attrayante. Mais personne ne sait plus d’où ils viennent.

L’âne respire fort et semble de moins en moins disposé à avancer. Il semble aux aguets. Milena et Nicolas commencent à se disputer, Anton tente tant bien que mal de rassurer tout le monde mais la peur s’installe malgré tout. Le soleil est maintenant définitivement couché, l’ombre des arbres plonge brusquement tout le monde dans l’obscurité totale. Il est impossible d’avancer d’avantage.

L’’âne est démis de son lourd fardeau. Une fois le scanner détaché et posé dans la terre, il s’allonge à l’écart et s’assoupit. Le scanner s’enfonce dans la terre meuble de la forêt humide, comme enraciné. Olivia se met alors à hurler : elle ne veut pas rester ici ; mais il n’y a plus le choix. Le campement est installé en vitesse et il faut allumer en urgence un feu, tant pour y voir plus clair que pour se réchauffer, le vent étant particulièrement mordant. Mais le bois humide n’est d’aucune utilité. Après quelques instants de réflexions, il est décidé que le carnet d’Alexander servira à allumer le feu. Après plusieurs tentatives désespérées de ce dernier pour garder son carnet, Olivia le lui arrache avec force et l’enflamme.

C’est à ce moment que les premiers hurlements se font entendre. Les loups sont proches et ils sont nombreux. Le groupe se resserre instinctivement autour des faibles flammes dégagées par le papier brûlé. Alexander ne prête plus attention qu’aux pages en train de se consumer. Le vent siffle entre les troncs sinueux et les hurlements semblent se rapprocher. Olivia, terrifiée, aperçoit les premiers loups. L’âne sent leur présence mais ne parvient pas à se lever. Il se met à braire. Les autres n’ont plus la force de se réconforter et gardent le silence, faisant mine de n’avoir rien remarqué. Le scanner s’enfonce dans la terre humide à mesure que le temps passe. La nuit est définitivement installée et elle sera longue. Les tremblements des corps, mêlés de froid et de peur, font claquer les mâchoires de nos six héros qui se demandent s’ils seront encore en vie au lever du jour. Plus rien n’a d’importance, personne ne se soucie plus de la mémoire oubliée ou des films en péril. Le scanner s’apparente déjà à une ruine, recouvert à moitié par les feuilles mortes qui tombent lentement des cimes.

Les loups qui s’étaient rapprochés se jettent d’un seul coup sur l’âne, qui se débat quelques temps sous les regards impuissants de l’ARG. Ses hurlements redoublent mais les loups, après quelques minutes de combat, parviennent à l’achever. Le silence, plus menaçant que jamais, tombe pesamment sur la forêt. Tout le monde attend la prochaine attaque des loups.

Alors que tout semble fini, Olivia lève son bras tremblant vers le lointain. Tous relèvent alors la tête et dirigent leurs yeux dans la direction indiquée par le doigt, et dans leurs yeux se reflètent des milliers de lumières. En contrebas de la forêt, les lumières d’une ville illuminent la nuit noire. Sans que personne ne le dise, un mot plane au-dessus des têtes de nos amis : « l’Albanie ».

 

6. Le village abandonné

La lumière de l’aube commence à apparaître, et le chemin dans la vallée offre quelques facilités. La douce et régulière pente de cette gorge est idéale pour transporter le scanner. La fatigue de ces derniers jours est palpable, mais l’Albanie ne déçoit pas par sa beauté et le moral des troupes se maintient.

Alors qu’ils avancent, un sentier se dessine petit à petit sous les pas du groupe. La curiosité aidant, les six camarades se décident à le suivre. Au détour d’un virage à flanc de montagne, Myriam aperçoit dans l’objectif de sa caméra les contours de ce qui semble être un village. En effet, les briques des maisons dénotent avec la pâleur de la pierre blanche des collines. Il paraît évident que le sentier sur lequel se trouve le petit groupe mène directement au village en question, alors ils continuent leur route.

Après quelques minutes de marche, ils arrivent aux portes du village en face de l’allée principale. Dès les premiers regards, quelque chose leur paraît étrange. Le silence est assourdissant. Le vent lui-même ne semble pas passer entre les parois des maisons et les oiseaux ne chantent plus. Malgré une certaine inquiétude, le groupe avance sur le boulevard désert. Les frottements du scanner sont la seule musique dans ce décor désolé et les six compagnons se sentent soudain très vulnérables. Alexander marmonne quelques mots que personne ne comprend, Anton se met à siffler. Milena, agacée, se plaint de leur malchance.

 

Le village est indéniablement vide. Victime sans doute de l’exode qui amena les paysans à rejoindre les grandes villes, ce village paraît lui aussi être le vestige d’un passé fantomatique. Le scanner, dans ce décor, prend des allures de menace et son ombre plane étrangement sur les façades des maisons vétustes. Il semble vouloir percer les mystères cachés derrière les vitres brisées et les portes rongées par l’humidité.

Mais, alors qu’ils avancent, un détail étrange leur saute aux yeux : dans une petite ruelle excentrée du village se dessine une forme légèrement familière à notre petit groupe. Après quelques instants, Milena écarquille les yeux. Son visage retrouve une expression de joie et elle se précipite vers l’objet de sa métamorphose en criant aux autres de la suivre. Une fois arrivés au pied de l’engin, chacun comprend. Ce qu’ils ont devant eux, et comme par miracle, n'est autre que l'Autokinema, le camion utilisé par l’AQSHF et envoyé par Enver Hodja durant la période communiste pour répandre à travers le pays les films de propagande produits par le gouvernement. Ce camion, depuis longtemps disparu, se trouve là, devant eux, comme un cadeau venu du ciel pour les guider dans leur mission.

Les compagnons s’exclament tour à tour en tournant autour de l’objet avec amusement, n’en revenant pas du hasard merveilleux qui a rendu possible cette rencontre. Myriam sort son téléphone pour prendre une photo et soudain les portes du camion s’ouvrent violemment. Poussant un cri, un vieillard courbé se jette hors du camion, fusil à la main, et se met à pousser de grands cris en agitant les bras. Le groupe, effrayé, a un mouvement de recul qui l’amène jusqu’au scanner resté sur la voie principale. Les compagnons se cachent derrière la machine métallique et observent discrètement la curieuse scène. Le vieillard, comprenant qu’il n’a pas affaire à une bande de voleurs, baisse ses bras et cesse ses hurlements. Il pose son arme au sol et se dirige calmement vers le groupe apeuré qui commence à se détendre. Ils se retrouvent à mi-chemin entre le camion et le scanner et se disent courtoisement bonjour.

Le vieillard remarque avec surprise le scanner figé au milieu du village comme l’obélisque d’une place publique. Il semble le reconnaître et s’approche respectueusement de lui pour le toucher du doigt. Il regarde alors le petit groupe avec un air interrogatif au fur et à mesure que tout devient plus clair et les explications sont données. Le vieillard, d’abord dubitatif, finit par afficher un sourire ravi et désigne à son tour le camion duquel il vient de surgir. Il explique qu’il était le chauffeur de ce camion durant la période où il était en service. La surprise est totale.

Après s’être assuré que le vieillard est véritablement celui qu’il prétend être, Nicolas se jette sur son sac pour en sortir les bobines des films qu’ils ont emmenés avec eux. Le vieillard les prend, ému, et sourit en reconnaissant les titres des films. Il regarde Nicolas les larmes aux yeux, et lui demande s’il serait possible de les voir. Nicolas, au comble du bonheur, installe le dispositif. Pendant ce temps, Milena questionne l’ancêtre à propos du camion, lui demandant si celui-ci fonctionne et s’il serait possible de les conduire jusqu’à la fin de la zone montagneuse. Pris par l’euphorie, l’autochtone acquiesce sans hésiter et va même jusqu’à proposer de les emmener jusqu’à la capitale. La joie du petit groupe est palpable, c’est un soir de fête.

Le film projeté, The Circle of Memory, raconte l’histoire d’une Albanaise amnésique qui revient dans son pays après vingt ans d’absence. Grâce aux témoignages de ses proches sur les évènements ayant eu lieu pendant la seconde guerre mondiale, elle retrouve petit à petit la mémoire. Le vieillard, en riant,  se souvient de l’époque où il transportait lui-même ce film à travers les montagnes dans les petits villages. Un curieux parallèle, plein de tendresse, se dessine entre lui et eux. La séance se prolonge et les films sont projetés les uns après les autres jusqu’au lever du jour. Le village paraît revivre et les fantômes qui le peuplent emplissent l’air autour de l’assemblée, regardant peut être eux aussi avec nostalgie les images abîmées qui défilent au clair de lune. Le vieil homme, finalement assoupi, semble soulagé.

 

 

7. La fin du voyage

Les vrombissements du moteur bercent les corps engourdis de nos six compères. Ils se laissent sombrer petit à petit dans un repos bien mérité tandis que le camion traverse les verdoyantes plaines albanaises. Pour eux, c’est la fin du voyage. L’Albanie existe et son histoire est toujours vivace. Tirana sera bientôt atteinte et le scanner, attaché au toit du camion, sera bientôt livré.

En regardant défiler ces paysages immenses, nos héros se remémorent leurs aventures passées avec une nostalgie paisible. Olivia, apaisée, profite du soleil le front contre la vitre. A côté d’elle Anton chantonne, en souriant, pour bercer ses camarades. Il a les yeux rivés sur les montagnes que l’on aperçoit au loin. Myriam profite de ce moment de calme pour regarder les photos et les vidéos qu’elle a enregistrées, et se rappelle avec tendresse de l’enfant qui, caméscope à la main, doit sans doute avoir déjà tourné ses premiers films. Nicolas, au fond du camion, serre entre ses bras tel un trésor le sac dans lequel tous les entretiens récoltés lors du voyage sont consignés. Il a hâte de montrer ses recherches à son retour à Bruxelles. A côté de lui, Alexander est endormi. Il tient dans ses mains fermées son précieux stylo. Seule Milena semble bien éveillée. Elle tape du pied sur le sol en signe d’impatience, elle a l’air anxieux et pressé d’arriver à destination. A chaque soubresaut du véhicule elle regarde instinctivement vers le haut, craignant que le scanner ne s’abîme. Le vieil homme, conscient de sa responsabilité, conduit le plus prudemment possible sur la route accidentée.

Le cortège avance avec assurance vers Tirana. La mission touche à sa fin.

 

8. Mission accomplie

Les appels répétés du vieux chauffeur à l’attention du petit groupe endormi les réveillent doucement.

Le camion entre dans la capitale. Les six compagnons se redressent comme un seul homme dans leurs fauteuils en cuir usé et regardent par les fenêtres. Effectivement, les premiers immeubles en béton et les maisons cubiques de la banlieue de Tirana apparaissent devant eux. Le camion s’engouffre dans cette forêt urbaine. Les membres du groupe collent leurs visages aux fenêtres en pointant du doigt les détails pittoresques de la ville, mais l’amusement général est vite remplacé par un silence interrogatif.

En effet, nos protagonistes remarquent avec surprise que les rues sont vides. Personne. A l’image du village fantôme, tout paraît ici déserté, comme si une catastrophe avait eu lieu et que les habitants avaient fui dans l'urgence, laissant derrière eux leurs foyers et leurs magasins. Pas une seule voiture ne croise leur chemin. Ils sont abandonnés comme sur un navire en péril au milieu de l’océan désert et seul le bruit du camion témoigne de la vie dans ce décor lunaire. Inquiets, ils continuent néanmoins leur route en direction du centre de la ville et du quartier où se situe la cinémathèque nationale.

Alors qu’ils traversent l’un des grands boulevards de la ville vers la place Scanderbeg, une rumeur se fait entendre, de plus en plus forte. C’est le son d’une foule en liesse qui se rapproche. Les membres du groupe ne comprennent pas. Ils se regardent en tentant de trouver une réponse à ce phénomène. Mais d’un coup, tout devient clair. Le camion prend un virage, se retrouve en face de la place et le choc est immense lorsque la compagnie voit les centaines de personnes réunies face à eux les acclamant à gorge déployée. Les enfants courent en riant derrière le camion. Les bâtiments gris de la banlieue laissent place à une explosion de couleurs et de confettis lancés à leur passage. C’est un véritable carnaval. Les gens dansent et applaudissent en saluant fraternellement nos héros comme s’ils étaient les enfants prodiges revenus au pays après un long voyage. La ville est en fête. Les murs sont recouverts de drapeaux colorés que les enfants agitent aux balcons des immeubles. Les passagers de la camionnette baissent les fenêtres des véhicules et donnent leurs mains en retour à celles tendues par les Albanais reconnaissants. Des dizaines de musiciens jouent haut et fort de leurs instruments pour accompagner les cris de joie. Les confettis, colorés et virevoltants, couvrent le ciel de couleurs. Le soleil lui-même semble briller plus fort au-dessus d’eux.

La foule devient plus dense à mesure que le camion approche de sa destination. Les gens tentent de toucher du doigt le scanner qui surplombe la foule avec grâce. Les six compagnons, bouleversés, ne peuvent réagir que par le silence face à ces acclamations. Milena, qui jusque-là affichait une mine renfrognée, se détend enfin. La mission est accomplie, ils ont réussi.

Dans un tonnerre d’applaudissement le camion arrive enfin devant le centre d’archives de cinéma albanais, situé dans le quartier de Kinostudio, à l’endroit même où la plupart des films de la cinémathèque furent tournés. Il s’arrête au milieu de la foule agitée. Iris, la directrice, les attend en haut des marches qui mènent au bâtiment principal, le sourire aux lèvres. Elle applaudit calmement. Les membres du groupe ouvrent les portières du camion et sortent avec difficulté tant la foule se presse autour d’eux. Ils détachent les cordages qui retiennent le scanner au toit de la voiture et la foule leur prête main-forte pour soulever la machine qui est portée à bout de bras par les Albanais ravis, jusqu’aux pieds de la cinémathèque. Les rires se mêlent aux larmes de joies et tous voudraient embrasser les héros étrangers qui ont tant donné dans cette aventure. Le scanner vogue sur un océan de mains reconnaissantes. Tout le monde rit à cette scène. Iris descend les marches de la cinémathèque et se tient debout devant les six compagnons fatigués mais heureux. Ils se regardent les uns les autres sous les applaudissements avant de s’embrasser avec joie. Elle les invite à monter les marches du bâtiment et leur ouvre la voie, une main sur le scanner pour y apposer sa bénédiction. Les membres du groupe, dans un dernier effort, soulèvent le scanner sous les yeux de la foule qui reste respectueusement en retrait pour regarder l’ascension lente de la machine vers sa destinée. Les films sont sauvés. La fragile mémoire qu’ils renferment ne s’éteindra pas. La mission est réussie.

 

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Photos:

1  ARG process doc

2 – 11 Alexander Schellow: location memory drawings

12 Michel Setboun: cinema mobile

Background logo: Alexandre Sangsue, flag animation: Monsieur Pimpant