Place
N°1 - Janvier/January 2019

Pascal Leclercq

La maison bouge*

 

 

1

 

La maison bouge, la maison renaît, la maison se transforme, et nul ne sait plus qui l’a habitée en premier (araignées ou musaraignes ? plantes ou pierres ? bois ou béton ?) Plusieurs fois, les châssis ont été changés, quelques briques sont tombées, descellées, le temps a défait ce que les hommes ont fait, redéfait ce qu’ils ont refait. Le vent qui souffle sur les tuiles est un autre – la rue a changé, le ciel a changé, les champs, les vaches, les renards ont changé, les voisins ont changé, mais la maison est toujours là, semblable à elle-même.

 

 

2

 

Lors de ma première visite, elle était vide, totalement – ce qui paraît inimaginable aujourd’hui. Me trotte en tête l’image de pièces tristes, aux carrelages miteux – je les ai recouverts de chêne et très vite, je me suis senti mieux.

L’agent immobilier était horrible au moins autant qu’un autre agent immobilier, mais moins tout de même que son patron, un homme au visage imposant, allongé, couvert d’une barbe aux poils droits, plus drus que ceux d’une brosse en chiendent, le sourire carnassier. Et j’ai signé un pacte avec ce loup mal déguisé en homme.

 

 

3

 

La maison abrite une maison dont j’ignorais tout – jusqu’à son existence. J’y vivais cependant heureux, sans savoir que chaque pièce était doublée d’une autre, que tout couloir possédait son jumeau, insoupçonné. Il s’en est fallu d’un hasard pour qu’un jour me soit révélée cette présence : assis sur la marche séparant le salon haut du salon bas, juste à côté du poêle à bois, je creusais un carnet d’un stylo paresseux, absent. Subitement, la totalité de la maison s’est déployée devant moi, sans coups de masse, sans renfort d’étançons, de poutrelles d’acier ou de madriers, l’espace épousant simplement sa véritable dimension. J’en suis resté bouche bée, longtemps, me suis frotté les yeux puis, quand les ai ouverts à nouveau, rien n’était comme avant.

 

 

4

 

Y suis-je entré contre son gré ? Jamais elle ne m’en a tenu rigueur – certains soirs, pourtant, je la sens se raidir sous mes pas, peut-être n’a-t-elle pas encore apprivoisé mon corps. J’étais parti de l’idée de lui confier mes biens, de lui suggérer de me rendre un ou l’autre service, de me parler la nuit des habitants passés – les voisins pour finir s’en sont chargés.

 

 

5

 

Poèmes écrits dans toutes les pièces de la maison, dans toutes les positions possibles, poème attrapé sous un meuble, prisonnier d’une toile d’araignée, poème de la cour humide après la pluie, poème dru comme la pluie qui détrempe la cour, poème coulé dans le béton, poème agrandi sans permis, à l’insu de personne, et qui pousse le poème vers la sortie, sous la plinthe, poème qui ne passera pas la rampe, poème de la pièce cachée, secrète, encore à découvrir, poème de la tanière sous l’escalier, de l’escalier escamotable, poème glissé entres lambourdes et lames de plancher, poème qui se retient de grincer, poème de l’automne rentré se coucher, poème installé bien au chaud dans la maison, poème des pavés recouverts de bois, des briques recouvertes d’enduits, des solives invisibles, poèmes des forces recouvrées, poème de la cave voutée, creusée à même la roche, poème de la cave arrachée au sol, du grenier chapardé au ciel, poème de la rue éventrée qui se livre et reçoit le poème en échange.

 

6

 

Journal de l’août pourri où il a plu, l’a plu, l’a plu, l’a plus plu comme avant, l’a pas plu autant qu’on voulait pourtant on se mirait dans l’eau tombante, dans l’eau qui tombait, tombait sans s’arrêter jamais, et moi, plus transparent que la pluie, ça m’a déplu d’être aussitôt palmé, ça ne m’a plus plu comme avant, tellement, tellement l’eau a continué de tomber plic et plac, de tomber ploc et plouc, car l’eau est tombée là, a crissé dans son bac, l’eau s’est laissée tomber, comme vaincue, l’eau a sali ceux qui s’y sont lavé le visage, l’eau sentait le savon pourtant, car l’eau lave et lave est l’eau, l’eau remplit l’avaloir, l’eau dévalise l’air et dévale le soir, l’eau va au charbon comme il pleut, l’a plu, l’a plu, l’a plu tellement jusqu’à ce qu’il ne pleuve plus, et l’eau a su alors comment se taire et s’en est remise à l’eau qui s’était tue désormais.

 

 

7

 

Ainsi l’exige la raison tyrannique, la maison sans raison, qui m’a fait promettre de l’aimer jour après jour, de sans arrêt chercher à l’embellir, de la vénérer, tant et toujours plus.

 

 

8

 

Les nouveaux arrivants ? Vis, clous, plancher, matières caoutchouteuses, étanches, aciers en poteaux, aciers tôlés, aciers en escaliers. Vides, nombreux, au détour des volumes, des espaces. Verres, pour mieux palper la vie translucide, pour mieux observer les levers. Chaux qui inspire et expire et permet aux autres couches d’inspirer, d’expirer. Madriers, poutres, étriers, eau qui descend du ciel, plombs, plastiques et peintures, litres de sable et de sueur, chair de ventre, chair d’enfant grandissant, chair de nous-mêmes, vivants.

 

 

9

 

La montée vers la maison, c’est l’automne, la nuit sur la terrasse c’est le printemps, l’ascension vers l’atelier c’est l’été, la vie dans la cuisine, l’hiver. Comment écrire le poème de la maison ? Recenser tous les habitants qui l’habitent à notre insu, y consacrer chaque instant volé au sommeil, élever un monument au locataire inconnu.

 

 

10

 

Entre vaches bien campées sur leurs pattes arrière, poiriers tête à l’endroit, clôtures fidèles au poste et renards, le nez pointu au vent, le panache dans la brume, je me rends à l’évidence – nous ne sommes jamais qu’un simple élément du décor.

 

 

11

 

Un poème n’est ni beau ni parfait, je sais aussi qu’un poème ne s’arrête jamais – et de le supplier de ne pas tirer sur la laisse ! Un poème aussi ment : on lui pince le bout des ailes, on lui fait réciter ce qu’on veut.

 

 

12

 

Histoire de cette ville qu’on n’a pas vu grandir, qu’on n’a pas vu s’étendre, qu’on n’a pas vu quand on s’est réveillé la langue serrée, sèche, quand on l’a poursuivie dans la rue, histoire du café qu’on n’a pas dégusté au petit jour, du dialogue entre deux vieilles qu’on n’a pas cherché à comprendre, des noms de rue qu’on a oublié de noter, histoire de cette enfance enfouie dans la pierre, de cette sciure aux arômes indécis, de nos papiers enroulés, encore empreints de poudre – histoire qu’on revit sans friction, à chaque gorgée de vin, histoire racontée depuis la mémoire des matières, toujours sur le qui-vive.

 

 

13

 

Qui pourra parler de l’évolution de la maison dans ses moindres recoins ? Pas question de modification de structure, mais de la place d’une plante, toute sa vie durant, de la présence d’un livre ouvert trois jours à la même page, d’une flopée de corneilles en rang d’oignon sur la faitière, qui ricanent et exhibent leur derrière aux nez en l’air des curieux. Et les cochons de caves ou les limaces de cour, et les mouches qui essaiment, les moustiques qui bourdonnent. Et les enfants qui volent aux animaux leurs noms, leurs cris…

 

 

14

 

Cinq mois à rentrer le menton, à renforcer les bras, à muscler les épaules, cinq mois à croître de la poitrine et des mains, à porter de la pierre, à malaxer le sable et le ciment, à mélanger la chaux et l’eau, cinq mois à blanchir la façade, à creuser le sol, cinq mois à recouvrir les jours du nom d’un bâtiment fantôme. Des bruits nouveaux sont nés des journées de travail, des chemins se sont frayés dans les sols et si j’ai perpétué le secret de la maison qui vit dans la maison, de la rue qui descend la rue, qui remonte la rue, de ses multiples recoins, de ses passages cachés – mon corps a lui aussi changé, sous la pression de nouveaux matériaux.

 

 

* Extrait de :

Pascal Lcercq

Analyse de la Menace

Éd. Maëlstrom, Bruxelles, 2018

(reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur)

 

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