Place
N°1 - Janvier/January 2019

   Christophe Genin

1 Gustav Klimt, Le baiser, 1909, 180x180cm, huile et feuille d’or/toile, Vienne, Palais du Belvédère.

2 Exposition Klimt à l’Atelier des Lumières, Paris, avril 2018.

3 Wild Style, film de Charlie Ahearn, avec Lee Quinones et Lady Pink, Rhino Entertainment, USA, 1982.

4. Zevs, « Proper Graffiti/Flaming », Noir éclair, Château de Vincennes, Vincennes, septembre 2016-janvier 2017.

5 Pour la mairie de Paris, arrêté municipal du 15 octobre 1999.

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PRENDRE PLACE

 

Qu’est-ce que « prendre place » ? Plus précisément : qu’est-ce que « prendre place » pour une image ou une œuvre d’art ? On a coutume de dire qu’une œuvre doit prendre « sa » place, comme si elle était une personne ou un être vivant. Et qui attribue la place ? L’artiste qui arpente les rues et les impasses pour « faire œuvre de situation », selon le beau mot d’Ernest Pignon-Ernest ? Un tiers, institutionnel ou non, qui attribue un emplacement plus ou moins pertinent ?  L’œuvre elle-même qui « se » fait « sa » place comme si elle était une personne selon l’impression que peut en recevoir un spectateur?

 

Oeuvre attribuée à Banksy, peinture à la bombe, échelle un, Paris, rue Victor Cousin, juin 2018, photographie de Christophe Genin. On voit autour de l'image les traces de la colle sur laquelle était posée une plaque de plexiglass qui fut enlevée.

 

La place dans ce cas n’est pas une zone indifférenciée, mais bien un lieu d’être au sens où Aristote concevait le topos : une mise en situation appropriée qui donne au vivant son espace de déploiement. Telle est la force du site : la rencontre parfaite entre une chose, une configuration spatiale et un regard. Qu’est-ce qui rend l’in situ nécessaire ? Qu’est-ce qui fait que telle œuvre se dispose mieux ici que là ?

À ce sujet, il me revient une expérience de marcheur sur l’île de Cnide (Knidos). Grimpant la montagne caillouteuse afin de voir le temple d’Aphrodite, jetrouvais le chemin ardu et somme toute assez ordinaire en cette région méditerranéenne quand, soudain, débouchant sur le site même du temple en ruines, jusqu’alors masqué depuis le bas, l’espace s’est ouvert sur l’autre flanc de la montagne, livrant d’un bloc le spectacle saisissant d’un camaïeu de bleu fouetté d’écume en contrebas. En un éclair ouvrant l’horizon, je saisis la frappante beauté de l’onde alliée à la roche, comme signe manifeste de la déesse. Le temple ne pouvait prendre place qu’à cet endroit-ci, et seule Aphrodite pouvait y siéger, comme seule Athéna pouvait prendre place sur le plateau majestueux et modéré de l’Acropole d’Athènes.

Prendre place, ainsi perçu en première approche, n’est donc pas un rapport quelconque mais l’adéquation la plus pertinente et la plus intime entre un lieu donné par nature, une expérience existentielle de la force de ce lieu (son impression), son interprétation par une œuvre d’artiste (architecte, sculpteur, peintre ou musicien), et l’expérience esthétique d’un tiers qui réitère cette expérience existentielle.

Par exemple, dans un jardin chinois, la pierre noueuse et tourmentée est mise en valeur par une place où elle existe nécessairement. Mais qu’est-ce qui fait cette nécessité ? Qu’est-ce qui fait que cette place n’est pas accidentelle, ne relève pas de l’arbitraire d’un placeur qui aurait pu la disposer également en tout autre endroit, mais est bien le site de toute sa beauté ? Tel est le secret de l’arrangement qui fait la réussite d’une œuvre d’art comme meilleure combinaison possible entre des éléments épars selon des règles de composition à apprécier au vu des circonstances.

Plus généralement, chacun a pu observer le lien nécessaire dans une œuvre entre sa forme et son lieu d’inscription, entre un style d’expression et un support matériel. Par exemple, autant Tintin constitue une œuvre en bandes dessinées, autant sa mise en film comme dessin animé ou avec des acteurs en fait une narration plate et ordinaire. Car la puissance d’Hergé est de rendre l’animation et le mouvement des personnages, moins par le dessin d’un corps en déplacement (puisque somme toute le dessin reste fixe), que par des signes de mouvements convenus et par le rapport entre les cases, par les différents angles de mise en scène des personnages. Le déplacement des personnages immobiles n’est pas dû à un mimétisme du cinétisme naturel grâce à une illusion d’optique (les fameuses 24 images/seconde), mais à l’imagination du lecteur-regardeur qui vient donner vie à ce qui est objectivement inerte. Le dessin donne des signes de mouvement convenus sur lesquels le lecteur projette les mouvements de ses aspirations. L’artiste ne doit donc pas tout faire ni tout dire pour qu’une expérience de la réception puisse, dans ces interstices, produire l’œuvre accomplie.

Où se tient donc l’accomplissement d’une œuvre ? Dans une adéquation entre son expressivité et son mode d’expression. Combien de chansons de très grande qualité, immédiatement présentes à l’oreille et au cœur des spectateurs, font de bien pauvres poèmes quand leur texte est abstrait de la mélodie ?

Cela pose le problème du transfert en art, ce passage d’un médium à un autre ou d’un support à un autre, et plus particulièrement en street art. Tout comme la traduction, le transfert d’une œuvre d’un support artistique à un autre est soit une trahison soit une adaptation. Les livres de Jules Verne transformés en films perdent leur dimension initiatique (traverser l’eau, la terre, les airs, le monde, etc.) pour être réduits à des effets spectaculaires. La numérisation d’une toile de Klimt comme Le baiser 1, transformée en vidéo sonore projetée 2  en trois dimensions, produit bien « une exposition immersive monumentale » qui gagne en effets et en multisensorialité, mais qui perd inexorablement la radiance des feuilles d’or et cette échelle 1 immédiatement à la dimension du spectateur sans qu’il soit besoin de l’absorber dans un volume monumental. Car l’immersion de notre regard est dans la tendresse du baiser, des paupières closes qui suggèrent une intimité de douceur, laquelle est niée par la sonorisation monumentale. On passe du recueillement à une extraversion. La place d’une œuvre est fonction de son support qui détermine un mode de perception et par là même une adéquation entre une signification et une condition de réception sensible.

Dans le domaine du street art, cette question du transfert s’est posée dès les années 1970 quand le graffiti est passé du mur à la toile. Dans Wild Style 3, on voit bien tous les scrupules de Lee Quinones très inspiré devant un mur ou la paroi d’un wagon mais stérile devant une toile. Car il ne s’agit pas seulement d’un enjeu politico-économique, la « récupération » d’une culture « sauvage » par l’establishment, mais surtout d’un enjeu artistique : que perd une œuvre quand elle passe d’un support à un autre ?

Le graffiti in situ est plus qu’un geste esthétique. Certes, il est au premier degré une manière de placer un visuel dans un environnement urbain. On aurait tort de croire que cet emplacement est neutre dans la mesure où il pourrait être ici ou là, car il s’agit en fait d’une série, d’un parcours qui trace une ligne de vie. Les différents tags « posés » ici ou là sont une manière pour le tagueur de prendre place dans une communauté d’intervenants, dans une ville et dans sa propre vie. « Kilroy was here », Kilroy a pris place à cet endroit, il s’y est trouvé bien et par là même s’est simplement trouvé lui-même au point de vouloir en garder mémoire. Julio 215, Taki 183 associent le diminutif qui nous les rend familiers au numéro de leur rue. Julio vient du 215 comme Yves est de la Grange ou du Pont. Ils existent par leur habitat : cet espace d’origine, de fréquentation, de rencontre, de sens. Mais quel sens cela peut-il avoir pour celui qui n’a pas la même ligne de vie et quand l’œuvre  change de vecteur ?

Quand Auks One peint ses fresques à la bombe sur les murs ou les camionnettes de New York, ses images et son style inspirés de l’heroic fantasy colorent les parois de la ville d’un imaginaire très américain, à l’esthétique pulp et populaire proche des monstres des fanzines bon marché. Mais quand une telle illustration devient l’ornement d’une bombe aérosol vide, l’image change de plan car elle devient un objet. De représentation sensible de nos hantises adolescentes quand elle est un tableau frontal donné à notre attention ou à notre désir de lecture, elle devient une enjolivure d’objet analogue à une décalcomanie sur un verre à moutarde. La bombe aérosol historiée par Auks One est certes significative de son style, est une métonymie de son travail de graffeur, mais l’image qui y est appliquée n’y a pas sa place car la rotondité de l’objet en nie la nécessaire planéité.

 

Une bombe aérosol historiée par Auks One (collection privée)

 

Par exemple, un graffiti dans le métro est dérangeant : il s’approprie l’espace public, il impose à tous la signature visuelle d’un seul ou d’une équipe inconnue de la foule passante, il marque le transport public de signes d’appartenance communautaire destinés à un public confidentiel. Il transforme le lieu commun en choc culturel. Ce même graffiti transféré sur toile devient intriguant : il fait question pour un spectateur susceptible de devenir un amateur, puis un collectionneur. Il relève du débat esthétique qui peut éventuellement apporter un trouble moral, mais il ne crée pas de malaise comme peut le ressentir le voyageur qui se sent vulnérable dans un véhicule « vandalisé » par des « rebelles ». Si des artistes comme JonOne, KR ou Zevs produisent des coulures dans la rue sans autorisation, celles-ci apparaîtront comme des souillures et susciteront ipso facto un jugement esthétique dépréciatif, et une réaction juridique afin d’obtenir un dédommage-ment pour dégradation de l’espace public ou privé. Mais que ces mêmes coulures soient transférées sur des toiles ou des panneaux de grand format, et voilà qu’elles deviennent de l’art monumental, du dripping dans l’esprit de Pollock, vendu en galeries. De condamnables par les petites gens ces coulures deviennent consommables par les grands bourgeois. Plus encore, une fois reconnues par la fameuse « classe créative » et admises par les institutions culturelles, ces coulures pourront revenir dans l’espace public sous forme de commandes publiques, telles les flammes-graffiti de Zevs 4.

On observe alors à des changements de comportement de la part des citadins : généralement ils passent d’une première impression dépréciative et hostile à une réception plus docile, parce que « c’est de l’art » ou parce qu’un expert l’affirme. Mais ils peuvent concéder une extension du concept d’art et de ses modalités d’exécution, sous l’effet d’un argument d’autorité, sans être nécessairement convaincus de la valeur esthétique de l’œuvre à leurs yeux.

Qu’on me permette ici d’exposer une expérience de chasseur d’images en milieu urbain : elle est apparemment anecdotique mais présente un comportement commun. Un soir à Bordeaux, je photographiais les œuvres in situ d’Oré et du Diamantaire dans la rue Saint Catherine, axe principal et commerçant. Ces œuvres étaient posées de part et d’autre de la rue, à chaque croisement avec une autre voie, formant une scansion alternée de deux voix se répondant. Manifestement les deux artistes s’étaient donné le mot et avaient agi de concert. Ces œuvres n’attiraient guère l’attention des passants, étant placées à quatre mètres de haut, hauteur à laquelle les entreprises de nettoyage arrêtent leur besogne. Intriguée par mes poses et déambulations une commerçante sortit de sa boutique et m’interrogea sur le sens de ma conduite. Je lui montrais alors une figure d’Oré juste au-dessus de son commerce, et, indignée, elle m’interrogea sur cette « saleté » ! Je lui expliquais alors le sens de mes clichés photographiques et lui exposais succinctement qui étaient ces artistes, surtout Oré qui suscitait sa réprobation. Je la quittais pour continuer mon safari urbain de street art. Repassant près de la boutique une demie heure plus tard j’entendis la commerçante expliquer à sa serveuse que sa boutique était décorée par une œuvre d’un « grand artiste parisien » et que ce dessin valait « quelque chose » ! Par la magie d’une phrase la « saleté » était devenue une valeur sûre, et j’avais gagné une amatrice de plus…

 

Par-delà l’anecdote et le revirement de jugement plus sous l’effet d’un intérêt possible que grâce à un sens esthétique éclairé, cet exemple nous permet de discerner les différentes strates de « place » des pièces de street art.

 

En effet, le grand public est surtout interpellé par les œuvres immédiatement visibles, et même volontairement accrocheuses, des tagueurs, graffeurs, pochoiristes et affichistes. La place de ces pièces est à hauteur de regard, à portée de main, sur les grands axes de passage, dans les angles de grande visibilité.  La pièce posée doit immédiatement s’intégrer dans l’habitabilité de la ville et dans le champ de vision le plus commun. C’est la place du m’as-tu-vu : il s’agit d’être vu et même de provoquer la vue. L’artiste entre en dialogue avec le regard du passant. À ce niveau « à hauteur d’homme » l’emplacement est déterminé par l’artiste comme le rapport optimal entre le format d’une œuvre, son matériau, son style, son sens et le public qu’on espère capter, et au premier chef le public de ses pairs. Le support prend alors toute sa force et sa portée symbolique : mur granuleux ou lisse, paroi lépreuse ou propre, grand axe ou défilé plus confidentiel.

Mais qu’est-ce qui détermine cette place ? Est-ce seulement son champ de visibilité pour que l’œuvre soit bien en vue, ou y a-t-il d’autres paramètres ? Quand Ernest Pignon-Ernest cherche à trouver la juste place à Naples, à Soweto, à Ramallah, sa méthode empirique repose sur l’observation non pas de l’espace urbain, mais du temps humain qui donne vie et sens à cet espace commun. Il prend le temps de flâner, de s’asseoir à la terrasse d’un café pour épouser le rythme d’un quartier, d’une rue, pour écouter la conversation de deux vieilles, pour voir comment des enfants jouent, etc. La place est juste quand l’œuvre est immédiatement vécue par les habitants comme l’âme de leur habitat. Quand il dépose un Christ gisant sur le trottoir de Naples, les religieux s’y reconnaissent et le respecte. Quand il colle une Pietà noire à Soweto, tout un peuple compatissant se recueille.

 

Ernest Pignon-Ernest à Ramallah, peinture à l'encre sur papier collé sur mur, photographiée en 2011 par André Moisan.L'on voit l'oeuvre à un angle de rue, inscrite dans la vie quotidienne de la ville.

 

Prenons le cas de la Palestine. Quand Ernest Pignon-Ernest représente Mahmoud Darwich, poète populaire à Ramallah, il est fréquent de voir des passants s’arrêter et déclamer un de ses poèmes devant le portrait en pied. La place de l’œuvre est donc juste quand le peuple n’est plus muet mais voit dans l’œuvre la synthèse accomplie de ses émotions retenues, de ses pensées tues, de ses espérances inachevées. À la différence de Banksy qui pose un dessin polémique dénonçant la politique israélienne là où il est sûr que les médias internationaux passent et repassent, avant de le « poster » sur des réseaux sociaux internationaux, qui active ainsi une publicité aussi immédiate qu’éphémère mais qui, finalement, concerne peu les Palestiniens et ne modifie guère leur quotidien, Ernest Pignon-Ernest cherche la figure spirituelle et tutélaire d’un peuple qu’il aime et qu’il fréquente. C’est pourquoi ses dessins perdurent (collés en 2009, ils existaient encore en 2013) et sont source de fierté pour leurs destinataires locaux. Les repérages ne sont donc pas les mêmes puisqu’ils n’ont pas les mêmes objectifs. En street artiste « classique » Banksy cherche le mur capable d’activer une notoriété (le buzz, le fame) ; en dessinateur accompli Pignon-Ernest trouve la paroi qui appelle l’apparition d’une icône. La phénoménologie est inverse : l’un fabrique le phénomène depuis une puissance extérieure, l’autre le laisse apparaître depuis une attente immanente. Banksy produit, Pignon-Ernest devine.

Le champ de visibilité ne fait donc pas tout car son efficience est fonction de l’intérêt que les passants accordent au visible. Banksy a peint une saynète rue de la Sorbonne à Paris. Elle passa quasiment inaperçue dans les tout premiers jours. Mais dès qu’elle fut identifiée comme œuvre de Banksy, et annoncée comme telle dans les médias, toutes sortes de photographes et d’amateurs vinrent en pèlerinage. Puis elle est devenue un objet patrimonial au point d’être rapidement intégrée comme halte obligée par les tour-operators parisiens spécialisés dans le street art. Les passants qui ne connaissent pas Banksy (cela existe !) se demandent alors ce qu’il y a à voir dans ce que les groupes s’attardent à regarder. On observe en ce cas un paradoxe de la visibilité : la cécité des passants n’ayant que désaffection pour ce type d’images sauvages, et la vision augmentée des amateurs dont le regard est guidé et conditionné. Voir est donc plus qu’une sensorialité oculaire car c’est d’abord un jugement qui qualifie le perçu comme négligeable ou primordial.

 

Au plan de cette première strate, ce placement à hauteur d’homme est risqué tant pour l’artiste que pour l’œuvre. En effet, l’artiste opère au milieu même des passants. Il peut être apostrophé par eux. Il peut être pourchassé par la police, par une mairie, une marque de produits, par la justice d’un pays. Son œuvre peut être déchirée, décollée, « toyée » par d’autres intervenants. Ce risque fait partie de la vie de la rue, de l’imaginaire des street artistes, de leur dépréciation par leurs contempteurs comme de leur respectabilité auprès des connaisseurs.  Toutefois c’est pour contrer ce risque que bon nombre d’artistes posent leur accrochage au-dessus des quatre mètres de hauteur correspondant à la limite du dégraffitage par les prestataires de nettoyage5. Cette hauteur est généralement choisie par les colleurs d’images tels Oré et ses serpents à plumes, Le Diamantaire et ses faux diamants, Gzup et ses poulpes protéiformes, Space Invader et ses envahisseurs transformeurs, et bien d’autres encore. Cet emplacement hors-champ réduit considérablement la quantité et la qualité des regards. Trop de passants négligent de lever les yeux ou d’avoir le nez en l’air, et la taille modeste des pièces collées ne permet pas une perception aiguë. C’est pourquoi ces figures relèvent généralement d’un dessin élémentaire fait pour être vues de loin. C’est pourquoi encore, la notoriété aidant, Space Invader a pu descendre ses mosaïques, en augmenter la taille et en diversifier les visuels sans apporter vraiment de complexité dans leur composition.

Comparons deux mosaïstes, Invader et Morèje, qui ont des stratégies différentes d’emplacement de leurs pièces.

Space Invader, à l’image des figurines du jeu vidéo dont il s’inspire, se propose d’envahir les rues et carrefour du monde entier dans une sorte de street art ludique en click and mortar, à la fois physique par ses collages urbains et numérique par leur recensement sur un site Internet dédié qui connecte l’artiste à tous les amateurs de son art-jeu. Les passionnés peuvent ainsi passer du maillage urbain au réseau social par la magie des ondes. Mais alors qu’est-ce qu’un « espace virtuel » ? Souvent ce n’est qu’une représentation mentale ou un souvenir comme lorsque les tagueurs ou graffeurs photographient leurs pièces et les postent sur Instagram ou autre plateforme avant qu’elles soient réellement effacées. Combien de prétendues « œuvres » de street art n’ont d’existence que par leur reproduction numérique ! Invader en disposant ses pièces un peu partout fait moins un choix de place qu’un maillage progressif, l’œuvre n’étant pas dans la pièce elle-même, en soi de peu d’intérêt plastique, graphique ou spirituel, mais dans le réseau construit, dans la série systématique, quasi obsessionnelle. D’où, parfois, un non-respect d’un site comme lors-que ses pièces contreviennent à la sacralité de certains lieux, comme ce put être le cas en Inde. La place est alors indifférente car son lieu est dans l’espace symbolique du jeu.

Inversement Morèje, moins connu du grand public mais apprécié des connaisseurs de street art, est un vrai maître de la mosaïque dont il maîtrise l’histoire (depuis la Mésopotamie), les techniques multiples et les combinaisons avec d’autres modes d’expression. Morèje est justement un artiste qui place ses œuvres. Il arpente un quartier, s’imprégnant de son histoire politique et sociale, des rémanences de cette histoire dans le quotidien actuel. Puis en atelier il conçoit des portraits d’hommes et de femmes ou des tracés de chemins (rails, pistes d’envol) qui sont la mémoire de ce lieu. Enfin, il dispose ses différentes mosaïques de petit format (environ 15x15cm) à hauteur d’homme afin de tracer un parcours de mémoire. Quand il dispose une mosaïque au cœur des catacombes de Paris, dans ce labyrinthe obscur hanté par les Mânes des morts, il choisit de rendre hommage à Guernica de Picasso, à un détail du tableau, cette petite ampoule de lumière qui per-siste à éclairer au cœur même du carnage. La place des œuvres participe donc de leur spiritualité.

Nous avons ici deux rapports à la place. D’un côté Invader qui participe au brouillon urbain que représente la conquête de territoires par les intervenants urbains – un brouillon de culture ! -, d’un autre côté Morèje qui fait ressurgir les figures spirituelles animant un horizon commun.

 

 

 

La place d’une œuvre relève ainsi d’une intelligence du lieu, de ses tenants et aboutissants. On a tendance à l’oublier mais les premiers graffitis modernes étaient disposés dans les friches industrielles, dans les habitats désaffectés, en quelque sorte dans nos ruines contemporaines. Leur écriture et leurs dessins anarchiques, chaotiques étaient en accord avec l’esprit du lieu. L’appropriation d’une décrépitude permettait de redonner âme qui vive à un espace en perdition. Tout ceci n’a guère plus de sens quand le graffiti est sur une toile onéreuse au milieu d’un salon cossu. Certes on peut en apprécier sincèrement le graphisme, mais autant qu’un entomologiste appréciera un papillon mort épinglé sur un bouchon. Les grands artistes d’aujourd’hui repensent l’in situ non seulement comme une combinaison harmonieuse entre un site et une œuvre, selon sa matière, sa forme, sa proportion, mais encore comme la célébration vivace d’une indicible ambiance locale. Ainsi nos présumés rebelles contemporains retrouvent consciemment ou non l’antique genius loci.

 

L'oeuvre trouve sa place à portée de regard.

 

 

 

 

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